samedi 29 novembre 2008

un ange passe

- Fameux, Franck, ton civet ! Quand je pense que tu l'as cuisiné toi-même, je suis sidérée.
- Un vrai délice
- Digne d'un grand chef.
- Oui. D'autant plus qu'il fait la cuisine tout seul, si j'ai bien compris. En célibataire endurci.
Cette dernière remarque, de ma part, jette un froid parmi les convives. Un ange passe … Chloé vient à mon secours :
- Arny, tu ne peux pas le savoir, Franck a perdu sa femme l'année dernière.
- Excusez-moi. Désolé, Franco.
- De rien, Arny, de rien, vraiment.
J'avais des contacts assez fréquents avec Franck, professionnels bien sûr, et aussi à l'occasion d'activités sportives – c'est lui qui m'avait baptisé Arny et moi Franco – et j'ignorais pourtant que ce garçon de trente ans à peine avait été marié. Il ne m'en avait jamais parlé.
- Tiens, cela fait exactement un an. C'était le dix avril, je crois ? poursuit Jeff.
Nicole coupe, mal à l'aise :
-Allez, parlons d'autre chose.

J'étais arrivé à Wissange à l’entrée de l’automne 89, dans ce petit club des cadres des Forges de Wissange qui m'avait accueilli si cordialement après une déception sentimentale éprouvante. Je peux même dire que ce traumatisme affectif était la cause directe de mon exil dans cette Lorraine profonde, ma démission du Cabinet "Amélie, Arn et Associés" ayant entraîné ma rupture avec Amélie, après l’épisode du "Village" et un faux-pas spécialement éprouvant chez Redseal Consulting.

Ici, ce petit groupe se réunissait à tour de rôle chez l'un ou chez l'autre. J'avais rapidement sympathisé avec tous ces nouveaux collègues, avec Franck spécialement. Son tempérament réservé ne me dérangeait pas, au contraire.

La conversation est repartie sur le civet. Franck précise :
- Je l'ai mariné au Pommard de chez Laplanche.
- Ah voilà ! Mais ça ne me dit pas de quelle viande il s'agit.
- Eh bien devinez …
Chacun y va de son avis. Franck sourit doucement en écoutant nos hypothèses. Un Chambertin 1990 Grand Cru de Thierry Mortet stimule nos imaginations.
- Alors, tu nous dis quoi ? C'est du sanglier ou du chevreuil ?
Nouvelle discussion, on fait repasser le plat, chacun déguste un nouveau morceau sans se faire prier. Plusieurs penchent pour un jeune marcassin, mais la chair est très fine. Nous parions finalement :
- Chevreuil !
Franck réprime un sourire plus appuyé et hoche la tête.
- C'est mieux, mais vous avez perdu quand même.
- Alors de la chevrette ?
Gaspard doit être le seul d'entre nous à savoir que la chevrette est la femelle du chevreuil. Il aime bien faire état de ses connaissances.
- Tu n'en es pas loin, c'est de la biche.
- Ah, je vois : c'est le Pommard qui m'a foutu dedans !
Brigitte est curieuse :
- Dis donc, Franck, comment fais-tu pour trouver de la biche ?
- C'est vrai, je ne suis pas chasseur, mais je crois que la chasse à la biche est super réglementée.
- Tu as raison, Jeff, super réglementée.
- Alors, Franck, dis-nous comment tu as fait pour en trouver !
- Eh bien, mes amis, disons que c'est mon petit secret. Le principal, pour moi, c'est que vous trouviez le plat à votre goût. Mais voyons si vous serez plus doués pour identifier ce mélange de salades. Six constituants, hors assaisonnement.
Batavia, romaine, mâche, raisins, graines de tournesol et noix : facile. Nous nous en sortons bien, malgré une hésitation sur les graines de tournesol que plusieurs d’entre nous prenaient pour des pignons. Comment peut-on faire une telle confusion !
La conversation est animée. Nous évoquons les bons moments passés ensemble, nos petits exploits, le plaisir toujours vivant de se retrouver pour une course en sentiers de randonnée, cette virée à vélo et l’enchaînement incroyable des incidents ce jour-là, notre complet égarement pour finir, virée qui s’était terminée tard le soir à l’Abbaye de Formenteuil où les moines avaient dû nous offrir l’hospitalité pour la nuit. A neuf promeneurs … dont quatre femmes ! Chacun avait tenté de faire croire le lendemain qu’il avait commis l’acte d’amour dans la nuit. Et bien d’autres souvenirs, souvent cocasses, toujours agréables à réveiller.
On a tous largement fait honneur au Chambertin, dont trois bouteilles ont déjà perdu leur hymen. Mais Éric change de sujet. Ou plutôt, il revient sur celui qui flotte dans l'atmosphère comme un parfum dont on ne parvient pas se défaire.
- Franck, excuse-moi de raviver un souvenir douloureux : c’est vrai, on est le dix avril, est-ce un hasard ? Sinon, pourquoi as-tu choisi l'anniversaire de la disparition d'Élise pour organiser cette heu … cette petite fête ?
- Sans problème. J'ai porté le deuil d'Élise pendant un an. Aujourd'hui je l'enterre définitivement. La vie continue.
- Tu as du cran. Après tout …
- Il a raison ; il faut bien tourner la page un jour.
La suite est divine : maroilles, époisses, livarot, tous trois crémeux à souhait, rivalisent dans l'excellence. Je ne sais pas comment Franck a pu dénicher ces fromages de caractère - je veux dire vite caractériels s’ils sont mal affinés - assez peu courants, et surtout d'une telle qualité, parfaitement à point et sans piquer. On est loin de tout et ce n’est pas au congélateur qu’il aura pu les conserver ! En tout cas, ses choix témoignent d'une sensibilité rare. S'il nous en donnait à deviner les noms, peu d'entre nous seraient à la hauteur. En tout cas, le Nuits Saint Georges 1988 qui les accompagne tient la route.
- C'est sur les fromages et non sur le gibier qu'on met vraiment la puissance du vin au pied du mur.
Pour ma part, je suis certain qu'il a choisi tous ces crus pour rendre hommage à mes origines bourguignonnes.
Et voilà que Monique revient sur le sujet qui nous entête. Comme Éric, on la connaît pour aborder les questions sans détours :
- Franck, en t'écoutant, j'ai l'impression que finalement tu n'avais pas tellement d'affection pour Élise. Je me trompe ?
- Disons qu'après huit ans de vie commune, notre relation s'était un peu refroidie. Tu sais, c'est le cas dans bien des couples.
- Moi, je peux dire que ça ne se voyait pas. Vous aviez plutôt l'air de bien vous entendre.
Chloé pense comme Jeff :
- Oui, je me souviens, elle était de toutes nos randonnées. Tu l'appelais toujours "ma biche" et elle riait, elle riait, c'était chouette. On s'amusait bien !

L'ange repasse … et moi de me demander soudain si les anges sont vraiment toujours de sexe masculin, comme le suggèrent les Saintes Écritures.

Extrait du recueil de nouvelles "des astres intimes", vendu au profit de l'Aile, association de bienfaisance "pour les enfants, les filles d'abord"

elvire... vire-volte... volte face... facéties...

Plaisant petit village, juché sur une falaise, que ce Pétrusse-le-Haut, aux remparts du treizième siècle et avec son couvent d'Ursulines, surplombant fièrement la Divonne. Et ce troupeau de vieilles maisons frileusement pelotonnées sur l'arrière, côté plateau, autour de leur petite église de poupée qui les garde. C'est le village natal d'Elvire, j'y viens pour la première fois, en ce printemps 1974, elle ne l'avait jamais proposé jusque là.
Je crois qu'elle a décidé de me présenter à sa mère, au cas où. Oui, je vous explique : ces quatorze années, émaillées de demi ruptures et de retours à moitié, nous ont amenés ce week end ici pour prendre sereinement une décision définitive. Si c'est oui, c'est oui, si c'est non, chacun fera sa vie de son côté. A trente-cinq ans passés, il est temps de plonger, non ?
Nous allons, sur le cours des remparts, lentement. De temps à autre, on se prend la main, quelques pas. Plutôt bon signe, je veux dire présage d'union, mais Elvire ne dit rien. Samedi comme ça, dimanche pareil. L'après-midi s'avance et nous n'avons pas encore abordé 'le sujet'. Tout prétexte est bon pour reculer cette explication. Dans ce havre de paix où elle aime venir se ressourcer, retrouver sa mère quand elle déprime, elle avait l'avantage du terrain.
Nous entrons dans le jardin des Ursulines. Les arbres commencent à perdre leurs feuilles pourpres, orangées, or, brunes ou fauves. Quelques-unes encore vertes. Elvire garde le silence, je ne veux pas la brusquer, et je ne me sens pas davantage capable de plonger. Nous nous arrêtons quelques instants. En bas, la vue porte loin, la Divonne déroule son ruban d'argent depuis les contreforts des Collines Rousses, où elle prend source, et déjà vigoureuse. Je croyais que le lieu faciliterait les choses, et puis … rien. Pourtant, ce serait trop bête de ne parler que ce soir, dans le train du retour …
Et soudain, la foudre ! Je vois Natacha à quelques mètres, se levant d'un banc. Oui, Natacha Bernina, mon modèle, la reine de la nouvelle et du conte, à l'écriture de rêve, tout en demi teintes, aux chutes abruptes ou, le plus souvent sibyllines, qui vous abandonnent frustré dans un brouillard de sentiments contraires … "Elvire, laisse-moi quelques instants, je reviens".
Je m'approche doucement de ma muse, elle sent que je la regarde, lève les yeux vers moi.
- Natacha ?
La voilà toute surprise. De ne pas me reconnaître ? Pas étonnant, nous ne nous sommes jamais rencontrés. D'entendre un inconnu l'appeler par son prénom ? Ça ne se fait pas, je veux bien l'admettre.
- Excusez ma familiarité. Je connais tellement vos écrits !
- Ah ? …
Un petit sourire de Joconde. Je me considère comme invité à poursuivre. Elvire nous tourne le dos, figée dans la contemplation des Collines Rousses comme si elle ne les avait encore jamais remarquées. Mais que fait donc Natacha dans ce coin perdu ?
- Vous êtes ici pour quelque temps ?
Juste une petite moue. Il est vrai que ma question est un peu bébête.
- Comme ça …
- Vous savez que j'ai tout lu de vous : la Porte, le Téléphone Vert, le Fil d'Ariane …
- Oui ?
- Mais oui ! Et aussi un Petit Crime, Halo sur la Lune … sans oublier ce pauvre Mimo. Chacune de vos nouvelles est une aquarelle, je ne me lasse pas de vous lire.
- Merci !
- Eh oui. Vous savez ? J'écris aussi. Enfin, j'essaie. Rien à voir avec vous, bien sûr, en comparaison. Vous êtes mon modèle. Je devrais dire mon idole.
Là, elle rit carrément. J'ai peut-être été trop loin ? Je parle un peu fort ? Non, ça n'a pas l'air de la déranger. Coup d'œil en coin : Elvire fait la gueule, on dirait. Elle doit avoir envie de me planter là. Surtout ne pas m'éterniser avec Natacha. Elle fait une amorce :
- Alors ?
Alors …quoi, 'alors' ? Je panique un peu.
- Alors … heu …alors, voilà : je voudrais un autographe de vous !
Un autographe ! La stupidité colossale. Nul ! Moi qui déteste cette manie des autographes. Rien de plus débile. Et, dans mon trouble … Natacha ne dit pas non – à cette perspective de se débarrasser rapidement de moi ? – cherche et trouve un ticket Carrefour de plein de gasoil, cherche en vain un stylo. Je cherche aussi, rien. Si ! Un gros marqueur à pointe feutre. Elle me fait en souriant gentiment une sorte de pâté noir au verso du ticket, comme un N informe.
- Merci, Natacha, merci ! Et surtout …
Un regard sur Elvire, qui maintenant se marre copieusement. Au moins, elle est de bonne humeur. Pourvu que Natacha ne la voie pas !
- Et surtout quoi ?
Surtout quoi, je ne sais même plus. Encore la panne.
- Heu … Surtout, continuez à écrire !
Horreur ! Elle vient de voir Elvire rire à gorge ouverte. J'ai l'impression que Natacha se retient de pouffer, elle aussi. Se connaîtraient-elles ?
- Eh bien, vous aussi !
Voilà qu'elle m'encourage à écrire ! Je l'embrasse, ou pas ? Non, je n'ose pas. Elle me tend la main, je la lui serre, un peu trop longuement, peut-être. Natacha ajoute :
- Vous semblez très doué, vous réussirez certainement.
Alors là, état de grâce ou coup de grâce, je ne sais pas, mais je craque, me jette à son cou et l'embrasse sur les deux joues. Elle part en faisant un clin d'œil, je rejoins Elvire.
- Dis donc, Elvire, tu aurais pu rire plus discrètement !
Elle continue à rire.
- Ah, non. Impossible. Quel spectacle ! Inoubliable. Je ne savais pas que tu connaissais Mireille.
- Mireille ? Qu'est-ce que tu racontes ? C'était Natacha Bernina. J'adore ses nouvelles.
Elvire ne rit plus.
- Ses nouvelles ? La dernière nouvelle, Arn, la voici : il s'agit de Mireille Sauvagnot, la fille du libraire. On a toujours été dans la même classe.
- Allons, Elvire, arrête. Tu me fais marcher.
- Elle sait très bien qu'elle ressemble à une vedette de l'écriture. C'est elle qui t'a fait marcher, à fond la caisse. On n'aura pas fini d'en rire de sitôt dans les chaumières, à Pétrusse.
Je ne sais plus que dire. Elvire en profite.
- Tu as juste le temps de prendre ton sac à l'hôtel et sauter dans le train de cinq heures dix. Moi, je vais rester quelques jours chez ma mère …

Extrait du recueil de nouvelles "des astres intimes", vendu au profit de l'Aile, association humanitaire "pour les enfants, les filles d'abord"

jeudi 4 septembre 2008

Meubles de style et styles meublés

6

Au zénith de ma splendeur professionnelle, j’ai animé un séminaire qui m’a laissé un grand souvenir, dont je me permets de vous infliger ici la conclusion :

Madame et Messieurs, le moment est venu de conclure ce séminaire de perfectionnement des responsables politiques à la prise de parole en public. A l’occasion de nos différents jeux de rôles et de leur exploitation au magnétoscope, nous avons mis le doigt sur une bizarrerie qui nous trouble et dérange fort : nos discours en public sont émaillés de mots parasites, le plus souvent répétés bien au-delà des limites du ridicule.

Pourquoi ? Émus, impressionnés, nous meublons nos causeries pour occuper l’espace et gagner du temps, voire embrouiller les choses et masquer des idées éventuellement creuses. Car ces « meubles » sont bien sûr inutiles, pour ne pas dire nuisibles à la communication. Je veux dire que tous les gens occupés à relever le nombre exact de vos « disons », « c’est-à-dire » ou « si vous voulez » n’écoutent rien, pendant ce temps, de votre discours.

Essayons d’examiner de plus près l’ameublement en question. Comment se caractérise un meuble : essentiellement par son style et accessoirement par sa dimension. Eh bien je pense que chacun choisit les meubles en question en fonction de sa catégorie socioprofessionnelle quant au style et de l’ampleur de son malaise quant à la dimension.

Travaillons sur des exemples concrets. De quelles armes dispose un individu peu instruit pour meubler ses propos : principalement le « heu » universel. S’il faut des meubles plus importants il peut être multiplié à volonté et présente de surcroît une élasticité intéressante : « hhheeeeuuuuu...» se rencontre assez souvent.

Parfois l’armoire normande ne suffit pas, il faut carrément des buffets Henri II. Une seule solution, le bégaiement, accessible avec un minimum d’instruction.
On peut répéter chaque syllabe deux fois, quatre fois et bien davantage, pratiquer la syncope, partir en apnée... Avec une bonne pratique on parvient à réduire très largement la partie utile du message, même le rendre quasi inintelligible, tout en maintenant son auditoire en haleine, quelle performance ! Très fort.

Le bégaiement est d’ailleurs parfois pratiqué avec classe par des personnes très cultivées. Cela donne : « si-si-si ...jjjjj’e mmmmm’en rrrr-rrrr-rrrr-rrrr (attention, ça va démarrer) rrrr...rrrréfère à une analyse épistémologique des tex-tex-tex-tex-textes...» etc., se poursuivant par la plus brillante des analyses, brillante, mais laborieuse s’entend.

Partant du bas, remontons peu à peu l’échelle sociale. Dans les petits meubles style Conforama, on trouve tous les « n’est-ce pas », « disons » etc., et un meuble déjà plus important « si vous voulez » qui occupe tout de même quatre syllabes. Avec un niveau d’instruction modeste, de nombreux praticiens maîtrisent leur art suffisamment pour caser ces petits motifs à raison de vingt à vingt-cinq à la minute, ce qui les dispense d’avoir à faire l’acquisition de meubles plus importants.

Nous connaissons le directeur d’une agence immobilière du Vésinet, très urbain, qui émaille son discours d’un « si j’ose dire » raffiné, se mariant à merveille avec tous les décors, en moyenne un toutes les vingt secondes. Pas mal !
Un autre de nos amis, dans une grande entreprise publique, franchit une étape décisive dans l’audace avec un "j’oserais dire" à demi interrogatif tout à fait délicieux. Attention ! si les deux restent conditionnels, le premier s’interroge sur l’opportunité de menacer d’oser, le second va plus loin : si on lui en donne la permission, il serait tout près d’oser. Mais surtout, en passant de trois syllabes à quatre, il fait un gain de productivité, osons le dire, de 33 %.

Signalons au passage le cas des militaires, officiers d’active ou l’ayant été assez longtemps, donc marqués à vie, souvent considérés -par les jaloux- d’intelligence limitée. S’il est difficile de soutenir que quiconque puisse être doté d’une intelligence illimitée, il est vrai que dans certains cas on atteint la limite assez rapidement ...

En l’occurrence ces hommes d’action ont souvent peu de chose à dire, mais tiennent à le faire savoir haut et fort, en occupant largement le terrain, celui de la conversation notamment. Ils ont ainsi développé un ameublement de campagne très original.

Voyez par exemple jusqu’où ils ont porté la musculation du oui et du non :
- un peu de sel ?
- négatif !
- c’est bon comme ça ?
- affirmatif !
Dans l’atmosphère bruissante d’une brasserie alsacienne, cela donne :
- un peu de sel ?
- négatif ! je dis : négatif !
- c’est bon comme ça ?
- affirmatif ! terminé. A vous !

Nous en arrivons au niveau ingénieurs et équivalents, disons Bac + 4 à 6. « Certes » est élégant mais peu performant. « Tous comptes faits » meuble déjà davantage. « Toutes choses égales par ailleurs », telle une imposante bibliothèque victorienne, équipe superbement l’intérieur d’un propos d’ingénieur. Il est cependant difficile d’en placer plus d’une par phrase ...

Dans la catégorie des ingénieurs de niveau scientifique supérieur, nous avons trouvé chez le directeur d’un Département Technique d’une Direction des Études et Recherches toute une série de meubles coordonnés d’une rare qualité : il s’agissait de « boucler », « déboucler », « assurer le bouclage », « procéder au débouclage » avec une dextérité, trois ou quatre à la minute, qui aurait laissé sur place le plus rapide des coiffeurs italiens.

Vers les niveaux élevés, cette fois plutôt dans le domaine littéraire, on peut dénicher des trésors tous les jours rien qu’en allumant le poste. Écoutez bien : « les convictions qui sont les miennes sont les convictions d’un homme dont les convictions sont des convictions solides ! ». Par rapport à « j’ai des convictions solides », admirez ce chef-d’œuvre balladurien. Magnifique.

Dans cette ascension vers les sommets, il faut faire une mention toute particulière à une formule : le vide, l’absence de tout mobilier, le blanc pur. Je veux dire le silence. Pratiquée à tous les niveaux, cette méthode présente l’avantage, lorsqu’elle est bien maîtrisée, de pouvoir déguiser la plus intense des paniques en manœuvre diabolique pour intimider l’auditoire. Sublime. On est au bord de l’orgasme cérébral.

Imaginons maintenant ce que tout cela pourrait donner au plus haut niveau. Par exemple à celui du premier personnage du pays, le Président de la République, présentant ses vœux à la nation. Choisissons un président qui ne maîtriserait pas encore bien la technique du silence, évoquée ici, mais aurait vraiment besoin d’un grand meuble pour garnir son discours complètement creux. Sa position lui donne bien droit au mot le plus long de la langue française.

On aurait ainsi : "Vous m’avez anticonstitutionnellement élu, aujourd'hui je vous demande anticonstitutionnellement à tous de m’aider anticonstitutionnellement cette année à développer notre pays anticon ... anticon ... anticon ... rraaahh ..."
... « Veuillez excuser cette petite interruption, Monsieur le Président vient d’être victime d’un léger malaise ... nous tenons à préciser que ses capacités à diriger le pays ne sont en rien diminuées. »

Un septennat plus tard, on aurait très bien pu entendre : "… m’aider abracadabrantesquement cette année à développer notre pays abraca, … abraca … abracaca … rraaahh …" etc

J’exagère ? Bon, faisons un petit test par l’absurde. Qui d’entre nous, ici, dans ce groupe, envisagerait sérieusement de devenir président de la république ?
Tour de table : ... ? ... ? ... ? ... ? ... non, vraiment pas ? ... ? ... ? ... ? ... ? … et moi non plus, donc c’est clair, personne.
Et par ailleurs, qui parmi nous aurait déjà, une seule fois dans sa vie, prononcé ces mots ‘anticonstitutionnellement’ ou ‘abracadabrantesquement’ ? ... Personne ? C.Q.F.D. !

A chacun son jardin secret. Dans nos jardins dorment en paix les plus diverses des brocantes, où nous pouvons effectivement puiser de quoi meubler sans limites nos discours en public. A propos, je viens d’acquérir pour une bouchée de pain un ravissant petit guéridon en parfait état : effectivement. Il me va parfaitement, je ne l’aurais laissé échapper pour rien au monde.
S’il m’échappe devant vous à l’occasion, effectivement, soyez indulgents ...

(Texte issu du recueil 'déshumeurs à thèmes' vendu au profit de l'Aile, association humanitaire)

mardi 3 juin 2008

consommé de culture

6 - Consommé de culture

Me voilà prié à dîner ! Chez Gonzague et Eliane Palfrain de la Batelière de Myrrhepois, prestigieuse carte de visite, à deux pas du Palais Rose, dans le plus beau quartier du Vésinet. Je m’habille au mieux, j’achète six belles roses pour Madame. Plus tard, je comprendrai qu’une lavallière ça fait ringard, que les roses ne doivent pas être rouges et qu’au Vésinet elles s’offrent plutôt par trente-six. Bref, vous allez vite comprendre : le piège.
On est douze, je ne compte pas le chien. Un labrador très sympa. On parle surtout de littérature. Je suis sidéré de voir leur aisance à tous sur le sujet. Et comme vous vous en doutez, les voilà qui me tombent dessus comme je ne sais plus quoi sur le bas clergé.
- Et vous ? (Ils viennent de dire que le dernier Goncourt est nul et une majorité juge que le Renaudot ne vaut pas plus. Je me jette à l’eau).
- Personnellement, je dois dire que je n’apprécie pas trop Zénaïde Fleuriot …
Grand silence, même les mandibules s’arrêtent. Le vide absolu dans les têtes.
- … Ah oui ? … heu … Chez qui publie-t-elle ?
- Je crois que c’est Desclées de Brouwer … ou alors aux Éditions de la Catéchèse.
- Bon ! Dites-nous plutôt ce qui vous plait !
- Voyage au bout de la nuit …
- … ? (Des sourcils se froncent ; quelqu’un, ça lui dit quelque chose)
- … de Céline ;
- Aaahh … Céline ! … C’est tout ?
- Et puis Vian, Perret, Seignolle, Devos
- Aaahh … Devos !
- Aussi Vialatte, Kafka, Bennaquista, Woody Allen, Calaferte …
- Aaahh ! … Woody Allen !

Les mandibules ont repris leur labeur, le monde s’est remis à tourner. Et comme ils ont largement parlé de Proust et de Gide, je pressens que le prochain virage sera terrible.
- Et Gide ? Comment le ressentez-vous ?
- Heu … Renée ?
La maîtresse de maison pouffe dans sa serviette, les autres se partagent : rire dans son sillage ou froncer les sourcils.
- Mais non, voyons : André ! (Clins d’œils appuyés entre eux)
- Ah oui. Eh bien je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui sur un point. Oh, un point de détail …
- C’est très intéressant, ce que vous nous dites. Oouuiii …?
- C’est quand Gide a déclaré « un homme inverti en vaut deux »
- Bien sûr, il a tout à fait raison. Et alors ?
- Eh bien, je crois qu’un homme inverti vaut davantage : à mon sens, il peut valoir un homme et une femme.
- … ! ?
- A condition de ne pas faire les choses à moitié, bien entendu.
Il fait soudain frisquet, sur cette assemblée littéraire. Heureusement quelqu’un s’extasie sur les coquilles saint jacques sauce morandière et je sors du faisceau.

Cette soirée s’est poursuivie aussi mortellement que vous pouvez l’imaginer, mais sur le pas de la porte la maîtresse de maison, Éliane, m’a pincé le bras et chuchoté à l’oreille :
- Merci pour les roses. Et aussi pour le reste : j’ai fait pipi sur ma chaise !


Ce texte est extrait du recueil de chroniques 'déshumeurs à thèmes', second volet de la tétralogie du sexagénaire atrabilaire déjanté, vendu au profit de l'association l'Aile

dimanche 18 mai 2008

trous de mémoire

5 -

Au cours de ma dernière entrevue avec Trois Pierre, j’ai évoqué le phénomène fort troublant des mémoires, y compris la mienne. Il est un fait : tout le monde écrit ses mémoires, les grands hommes comme les petits, même des femmes. Déjà célèbres ou non, peut-être espérant le devenir par ce moyen, bien des gens qui n’ont pas grand-chose d’intéressant à dire tiennent à le proclamer à la ronde, en général sous la forme de livres absolument énormes.

Or j’ai remarqué que tous ces écrivains auto-mémo-réalistes nous font découvrir des vies émaillées depuis toujours de rencontres tout simples avec maints grands de ce monde. Pas étonnant que le général de Gaulle évoque ses rencontres avec tous les grands de la planète pendant un demi-siècle. Plus surprenant que tous les Machin-Chose aient justement conseillé - en secret - le général de Gaulle, dîné un soir - inoubliable - avec Hemingway (le plus cité, c’est fou ce qu’il a pu faire comme rencontres, cet homme-là, il ne devait pas avoir une minute à lui), passé un moment - merveilleux - avec Furtwangler, bien connu Grace de Monaco qui, « vous pouvez me croire, n’était pas du tout la femme que l’on croyait » etc.

Ça croustille de partout, depuis des parents qui tenaient table ouverte à tous les artistes, notamment - quel flair ! - ceux qui sont devenus par la suite les plus célèbres, écrivains, mais aussi philosophes, savants, hommes d’états, femmes dans tous leurs états, jusqu’au Commandant Cousteau ou à la Reine Fabiola qu’on a bercés sur ses genoux ou vice versa, bref, un feu d’artifice de rencontres éblouissantes ou intimes, sinon les deux à la fois.

Et voilà qu’à soixante ans, devenant à mon tour mémorable, du moins mémorisable, je me trouve embarrassé, déconcerté, fasciné, en constatant que je n’ai jamais rencontré le moindre homme célèbre ou femme de grande notoriété. Ma vie à moi a été émaillée d’une absence totale de petites rencontres avec des grands. Récapitulons. J’ai bien :
* interviewé Géril d’Abovarc’h de Crac’h sur ses traversées à l’aviron,
* vilipendé Mitterrand et Le Pen chaque fois que j’ai pu, en attendant Sarkozy
* croisé le regard de l’Abbé Pierre dans une salle de l’UNESCO,
* lu un livre de Boris Vian, deux de Woody Allen et trente-trois pages de 'Madame Bovary'
* rêvé de passer un mois avec Patricia Kaas, seuls sur une île déserte,
un point c’est tout, voilà la liste exhaustive de mes relations avec les célébrités de mon époque.

C’est tellement bizarre que j’ai voulu en comprendre les causes au cours d’une longue recherche, dont voici les conclusions. L’explication la plus vraisemblable tient à un défaut de mémoire. Moi qui égare sans arrêt mes clés, ne retrouve jamais la saillie géniale pour clouer le bec à l’importun et faire rigoler tous les autres, oublie le début de ma phrase avant d’en arriver à la fin, j’ai certainement comme tout le monde croisé mille et un personnages célèbres. Mais ils n’ont laissé aucune trace dans le magma spongiforme de ma mémoire. J’aurais purement et simplement oublié ces rencontres truculentes, exploits remarquables et nuits brûlantes vécues en commun. Et pourtant ...

... pourtant, aucun Juan Carlos ou Claudia Cardinale ne m’a jamais bousculé d’une bourrade amicale : « et alors, on ne dit plus bonjour ? Quoi ? Tu ne me remets pas ? Aurais-tu oublié tout ce qu’on a fait ensemble ? Ces énormes gâteaux, ruisselant de confiture que ta maman nous faisait pour le goûter ? A propos, comment va-t-elle, ta chère mère ? » En fait ma chère mère va très bien, à part quelques moments de fatigue bien compréhensibles à 93 ans, mais je sais bien qu’elle ne nous faisait jamais d’énormes gâteaux ruisselant de confiture.

... pourtant aucun de mes proches, qui aurait été inévitablement associé à certaines de ces situations, au moins témoin, ne me dit jamais :
" tu te souviens, ces parties folles de chaises musicales avec Bela Bartok ? Qu’est-ce qu’elle était mignonne à quinze ans, la petite Bela ! "
" Et quand Brigitte Bardot coupait la queue aux lézards pour voir à quelle vitesse ça repoussait ! Elle a bien changé, la gamine, avec les années ... "
" Et la fameuse séance de boules puantes et poil à gratter avec Chirac le jour de la visite du préfet ? Il en a fait du chemin depuis, le Jacquot !"

Donc, si ce n’est pas ma mémoire qui flanche, ne trouvant aucune explication à ce désert de relations prestigieuses, je crains de devoir en conclure que j’ai porté la poisse à tous les gens que j’ai rencontrés, les empêchant de devenir célèbres par la suite. Ils seraient tous restés noyés à cause de moi dans la foule anonyme des soldats inconnus de notre siècle ... Si on m’accuse ainsi du recel d’abus des biens sociaux qu’étaient les potentialités de toutes ces petites gens à devenir célèbres, j’aurai pour seule défense de ne pas m’être enrichi dans l’opération.

C’est ce que je disais, un peu morose quand même, à Trois Pierre. Mais laissez-moi d’abord vous le présenter. Je l’ai toujours surnommé ainsi, et ignore son vrai nom : c’est un journaliste humaniste émérite et plein de bon sens, je le suppose d’origine canadienne, d’après sa chemise de laine à carreaux. Enfin il a bien connu Alexandre Vialatte et signe sous ce pseudonyme de Trois Pierre ses éditoriaux dans " La Feuille de Chou Libérée ".

Il est en effet journaliste dans ce petit quotidien de l'après-midi (disons 14h 30 / 15h, juste après la sieste), dans lequel il rédige de savoureux éditoriaux, jetant un regard sans complaisance sur les grands de ce monde. Il n’est pas du genre à faire tout un plat de ses innombrables relations, tant dans les ghettos que dans le gotha.

Je lui faisais donc part de mes questionnements intérieurs. Mais d’après lui il ne me faut ni m’inquiéter ni me réjouir exagérément de ces observations, car tout n’est que vanité :
- Tout n’est que vanité, je te dis.
- Même quand je me félicite d’être parvenu à manger mon potage sans éclabousser mon justaucorps
- Même !
- ... Ou d’avoir réussi à mordre mon surmoi par surprise ?
- Hélas oui, mon vieux ...

mémoire autobiographique extraite du recueil 'des risions anthumes' , cédé pour une poignée de queues de cerises au profit de l'Aile ...

jeudi 1 mai 2008

(premières lignes de) Than Lao

4 - Sous le joug du serpent

- Lou, finalement tu restes sur ta décision ?
- Oui, Berthe, on en a parlé souvent, je n'ai pas réussi à dépasser mon problème.
- Tu sais qu'on a spécialement élargi le passage pour toi ?
- Je m'en doutais.
- Et que tu peux changer d'avis au dernier moment, même si tu n'as pas participé aux travaux ?
- Erreur, Bertie, Lou a participé pour l'évacuation et pour la couverture arrière. Il aurait de toute façon fallu qu'un de nous trois le fasse.
- Merci pour tout. J'ai conscience de l'absurdité de ma position. Sincèrement, je n'y peux rien.
Carlos et Berthe poursuivent calmement leurs préparatifs et moi je contrôle une fois de plus l'état de cette cordelette infiniment précieuse, élément majeur du succès de l'opération, souillée, culottée, apparemment cuite à cœur, pourtant prête à un dernier voyage décisif.
Dans quelques minutes, la nuit va tomber, assez brusquement comme d'habitude en cette saison. Depuis le temps, nous avons eu tout le loisir de le constater.
- Allez, les gars, allez-y, c'est le moment.
Une tape dans le dos pour Carlos, deux petits tops avec le poing dans le creux de l'épaule de Berthe. Sobriété. Émotion retenue.
- Je suis sûr que vous réussirez. Gardez-vous bien.
- Et toi aussi ; tu vas en baver.
- Louis, j'espère qu'on se reverra.
- Et comment !
Nous savons tous les trois qu'il n'y a pas une chance sur mille …
Le ciel est déjà sombre. Carlos prend les devants, Berthe suit, cordelette amarrée au poignet. Deux minutes plus tard, celle-ci tressaille deux fois. Je fixe solidement les deux baluchons à l'extrémité qui me reste en mains, lui imprime à mon tour deux soubresauts et fais basculer les sacs dans le trou.
Avec l'entraînement physique que nous avons subi et toujours entretenu, il me semble qu'ils ont de bonnes chances de réussir. Mais une page se tourne, notre amitié forte est sans doute à mettre dans le placard aux souvenirs.
Je commence par nettoyer et ranger afin de retirer toute trace de l'événement. Puis, je joue un peu de l'harmonica que Berthe m'a laissé, comme nous le faisions parfois en soirée, me mets à dîner sans ménager les bruits de gamelle et de couverts, tout en parlant pour trois.

Le lendemain, j'ai un creux prononcé à l'estomac ; depuis plusieurs jours je leur ai laissé presque tout le riz. Vers dix heures, 'le gros' me remet le pot d'eau et la gamelle de riz pour la journée, en échange du même récipient vidé la veille, je peux me refaire quant à la quantité.
Nous pensions qu'ils seraient recherchés sur la piste est en direction de Yen Baï et la vallée du Fleuve Rouge. Dans ce pays de montagne au relief escarpé, il faut compter large et bien prendre ses repères.
Ils sont convenus de laisser tomber un mouchoir sur cette piste, à quelques kilomètres d'ici, afin de confirmer le cap est-nord-est, puis ils reviendront un peu en arrière et changeront d'axe pour décrocher vers le sud-est, Ba Khe, Ban Pho et Moc Chau, le Laos à cent ou cent vingt kilomètres. Il leur faudra ainsi deux ou trois jours, deux ou trois nuits, en fait, pour rejoindre la frontière par des pistes et routes accidentées, mais praticables et surtout dans une direction où l'on ne songera pas d’emblée à les chercher. De toute façon, chaque jour écoulé avant que leur fuite soit constatée leur donnera un avantage précieux.

Même scénario le deuxième jour. Avant d'entrouvrir la porte au gros, je crie "Ah, les gars, voilà la soupe, je parie que c'est du riz !" et rends une gamelle vidée jusqu'au dernier grain de riz, en riant bêtement.
Les choses se gâtent le troisième jour. Le gros me pose une question que je ne comprends pas. J'y réponds un peu au hasard et pour couper court "Aucun problème. Merci pour le frichti !", tout en bloquant la porte avec mon pied.
Le gros prend la mouche, force l'entrée, découvre ma seule présence et pousse un juron. Me mettant en joue, il me fait reculer jusqu'à la fenêtre, s'avance vers le lit le plus proche et tire la couverture que j'avais laissé pendre jusqu'au sol, imaginant, je suppose, mes deux compagnons cachés sous les lits. Découvrant la terre compactée – je n'ai pu balancer dans le trou qu'une petite partie de ce que nous en avions retiré – il jette un œil vers le tapis sous la table, comprend tout, jure de nouveau et se précipite hors de la cellule.
Je sens que les ennuis vont pleuvoir. Avec soixante-cinq heures d'avance et la fausse piste, les collègues ont quand même une bonne chance de gagner leur pari. Deux minutes plus tard, 'Chef' fait irruption chez moi, sans songer à s'excuser de cette intrusion inhabituelle.

Je l'appelle "Chef" parce que le gros s'adresse toujours à lui avec un vocable très respectueux qui me paraît avoir ce sens. Je suppose qu'un être aussi imbu de son autorité ne supporterait pas qu'un subordonné l'interpelle par son prénom. Il me fait immédiatement attacher les mains, comme si je me préparais à l'agresser, et commence à vociférer. Il me parle en français :
- Où sont, deux autres ?
- Je ne sais pas. Ils ont creusé un tunnel et sont partis.
- Quelle direction … partis ?
Il s'attend sans doute à ce que je le lui dise ! Je me contente de tourner la tête vers le nord-est, comme si je réfléchissais mieux en regardant dans cette direction.
- Sincèrement, je ne sais pas. Il faisait nuit.
Chef se met à invectiver méchamment le gros. Il compense une taille d'un mètre cinquante-cinq en s'exprimant par des glapissements stridents. Ne pouvant parler sans crier, il grimpe toujours dans les registres les plus aigus, même quand tout va bien. En l'occurrence, face à une situation exceptionnelle, il s'étrangle déjà dans les suraigus. Seul un Japonais hystérique pourrait rivaliser avec lui sur ce terrain. Je me mords la lèvre pour ne pas rire, ce qui me vaudrait une mort immédiate, son pistolet restant braqué sur moi depuis son entrée.
- Et quand sont partis ?
- Cette nuit. Je n'ai pas regardé l'heure exactement.
Il ne fait aucun cas de ma remarque précédente, mais j'ai intérêt à faire grand cas de son exaspération.
- Vous me dire quelle heure !
- Tôt ce matin, vers trois heures.
Chef me fixe soudain, intensément, comme s'il découvrait brusquement ma présence. Quelque chose ne colle pas dans mon histoire.
- Vous, pourquoi encore ici ?
- Parce que j'ai décidé de rester.
Pas la peine de compliquer les choses en essayant de lui expliquer que je serais mort de peur à l'idée d'entrer dans un boyau, de risquer de manquer d'air et de ne plus pouvoir respirer. Je l'entends prononcer plusieurs fois le mot ‘du-khit' Qui m’est inconnu, et il me crie seulement :
- Interrogatoire !
Je n'ai que le temps de déjeuner. Pas commode, avec les mains attachées. Je lève un peu les bras et lui fais comprendre mon souhait d'avoir les mains libérées. Son dernier rugissement est à situer à la frontière des ultra sons.
- At-ta-ché !
Il est vrai qu'après deux ans les mains libres, mon refus d'accompagner les fuyards, et tout le village en alerte rouge, il devient impératif de ne plus prendre le moindre risque vis-à-vis d'un prisonnier aussi dangereux que moi.


Sur une couchette. Je suis en sueur. J'émerge doucement. Un peu groggy, un rayon de soleil donne sur moi ; trop de lumière. Quelqu'un se penche, des grosses lunettes. Il dégage de la sympathie, ce type.
- Ah vous voilà réveillé. Comment vous sentez-vous ?
- Plutôt vaseux.
- Vous avez été bien touché. Fièvre, délire, perte de conscience. Le mal est passé, maintenant.
- Mais qu'est-ce que je fais là ?
- Vous sortez de deux semaines d'un état quasi comateux consécutif à la morsure d'un serpent des bananiers. Normalement, la mort était garantie dans les quatre heures.
- Et où suis-je, au juste ? Vous êtes chinois ?
- Dieu merci, non ! Yacho. Je suis vietnamien et vous êtes au Vietnam. Cette fièvre intense a altéré votre mémoire. Ne vous faites aucun souci, je vous aiderai à la retrouver. Le plus dur est passé. Première leçon : vous ne me posez plus de question. Seconde leçon : vous allez vous alimenter.
- C'est curieux, j'ai l'impression de vous avoir déjà entendu, mais je suis incapable de dire quand et où, c'est brouillé.
- Ici et depuis quinze jours. C'est normal, en cas de perte de conscience, il subsiste souvent une certaine perception. C'est un bon signe. Ne faites plus d'effort de mémoire pour le moment, cela reviendra tout seul.
- Savez-vous si mes deux amis ont pu s'en sortir ?
- Je ne vois pas de qui vous parlez.
- Je ne me souviens de rien. Je ne sais même plus qui je suis … Vous disiez que vous allez m'aider ?
- Certainement. Nous commencerons par repêcher les souvenirs de votre première enfance, je vous mettrai en condition et tout finira par se dérouler jusqu'à votre crise. Soyez patient.
- On me connaît, ici ? Sinon vous pourriez appeler l'Ambassadeur ou le Consul de F…
- Encore un mot et je vous endors pour huit jours de plus !

Extrait du roman Than Lao, vendu au profit de "l'Aile", association d'aide aux filles et femmes en détresse

mardi 18 mars 2008

3. Si Dieu n'existe pas...

- Si tu le veux bien, cher P.G.C., commençons par le problème de son existence, c’est simple : ou Dieu existe, ou bien il n’existe pas. Après avoir bien réfléchi à cette question, je dis que Dieu existe.
Pascal, humoriste d’un siècle largement écoulé, faisait le même pari, disant qu’il n’aurait pas grand-chose à perdre en supposant à tort que Dieu existe, et ferait une bonne affaire en faisant comme si, dans le cas contraire. Excuse-moi, mais je trouve cette philosophie par défaut un peu faible. Il me semble que ce monsieur aurait mieux fait de se centrer dans son domaine de compétences, par exemple en créant un concurrent d’I.B.M. qui pourrait justifier aujourd’hui de 350 ans d’existence.
- Pascal se mettait au niveau de lecteurs sensibles à une argumentation rationnelle, mais la foi est d’un autre ordre, qui n’a rien à voir avec une démonstration de ce genre.
- Je suis bien de cet avis. Par ailleurs, si Dieu n’existait pas, Woody Allen, humoriste en exercice dans ce siècle, aurait payé son entrecôte trop cher. On peut supposer que dans cette hypothèse il aurait pu tout simplement la voler sans risque, cette entrecôte.
S’il ne conclut pas formellement que Dieu existe, à mon avis il pense que oui.
Bien entendu, la difficulté de trouver un plombier disponible le week-end introduit un facteur de doute qu’il faut prendre en considération.
- Admettons !
- Le charretier en colère, lui, humoriste de haut niveau pour avoir choisi ce métier à une époque où il n’y a plus de charrettes, sauf virtuelles dans les plans sociaux, ce charretier qui s’écrie « nom de Dieu de bordel de merde ! » à propos du problème tout à fait mineur de la sauce tomate dont il vient d’asperger son maillot, je ne dis pas qu’il pense plus à Dieu qu’aux deux autres éléments de sa brève énumération, mais, reconnaissons-le honnêtement, il en parle.

Si même ceux qui ne pensent pas à Dieu en parlent, je suis bien obligé de considérer que Dieu est un phénomène, un phénomène d’une telle ampleur qu’il n’est pratiquement pas possible de l’ignorer. Dieu est ainsi parvenu à devenir un phénomène incontournable, comme on dit de nos jours.
Incontournable, il ne reste plus qu’à essayer de le traverser.
Mais peut-on traverser Dieu sans dommages ?
- A nos risques et périls … Eh bien, tu vois ce qu'il te reste à faire !
- En tout cas, je dis que si Dieu n’existe pas, il est vraiment très fort de faire autant parler de lui.

arn abo

Texte extrait de l'esai 'confessions tardives', édité au profit de l'association humanitaire l'Aile

samedi 23 février 2008

Le trou

Défoncée, complètement défoncée, cette piste, sinueuse et à peine tracée, faite par les gens, bien rares, qui passent par là en espérant ne pas y rester plantés. Des arbres aux fûts torturés comme s'ils avaient poussé dans la souffrance et ne cessaient de crier leur douleur. Ce petit bouquet de cinq maisons, perchées là sur une butte il y a trente ou quarante ans, puis entièrement abandonnées depuis que l'une d'elles a dévalé la pente un jour de déchaînement de la nature, en la jonchant de ses débris sur cent mètres. Comment être assez fou pour s'aventurer dans le coin, sauf à vouloir prendre un raccourci pour rejoindre l'arrière-pays, le trajet par la route goudronnée étant au moins trois fois plus long. Sur la carte …

Ma maison, la plus petite du lot, est aussi la mieux conservée. Et j'y vis seul, en squatter depuis des années, mais pas SDF comme je l'ai entendu murmurer au village. A moins que l'on refuse de considérer comme 'domicile fixe' une maison capable de voyager loin en cas de glissement de terrain. C'est une particularité de cet endroit, l'alternance de temps sec et très mouillé, la forte pente et, sans doute, des choses qu'on ne connaît pas, cachées dans les profondeurs. La terre tremble souvent par ici.

Pour vous dire encore, juste un détail, sur cet endroit : les sarlopes. Je nomme ainsi un insecte énorme et grisâtre, jamais vu ailleurs, à l'odeur désagréable, au vol lourd et bruyant, plus ou moins prolifique selon les années. Quand un sarlope meurt – mourir est la seule chose qu'il a de normale – il gonfle, double ou triple de volume, sa peau s'étire, sèche, craque et l'on voit à l'intérieur une matière grise, visqueuse et gluante, à l'odeur exécrable, qui reste intacte des jours et des semaines durant. Même les vers n'y touchent pas, comme s'ils craignaient de s'empoisonner.

Ce soir, je rentre chez moi par le grand côté de la piste, celui de trois kilomètres peut-être avant de retrouver la route, alternant des passes escarpées et des cuvettes vaseuses en périodes humides. Je reviens d'une ferme où je me procure des œufs et du fromage. Mes œufs, j'ai un truc pour les conserver longtemps, quant au fromage, pas de problème, il s'affine en séchant. De l'autre côté, la piste rejoint à quinze cents mètres la route goudronnée qui descend dans un petit village du désert Diois, vers la Couspeau, cette montagne si loin du bon Dieu. J'y trouve à satisfaire mon peu de besoins dans une épicerie-bazar typique de ces endroits aussi déshérités que retirés. Le camion refuse de m'inclure dans sa tournée, rien d'étonnant. Pour l'eau, j'ai une source.

Et, à mi-distance entre mon repaire et la route, il y a ce trou, béant sous l'amas de broussailles qui en masque l'ouverture, le 'Trou du Diable'. Au village, on l'appelle simplement – non, on se garde bien de l'appeler, on le dénomme – 'le trou', avec une répulsion affichée. En témoigne, ce petit échange, surpris à la boulangerie : "Mais qu'est-ce que je vais en faire de ce vieux machin ?" "Eh ben, va au trou" "Ah, ça non, jamais !". Et moi, je suis 'le fou du trou', un type pas fréquentable.

Je presse un peu le pas pour ne pas me trouver dehors de nuit, et probablement sous la pluie. Perdu dans mes pensées sur les sarlopes, voilà que j'entends un bruit de moteur au détour de la Roche Carrée, je comprends alors que j'ai dépassé ma maison sans la voir, que le trou du diable est devant moi à deux cents mètres et qu'une vieille camionnette vert pâle s'y dirige tout droit. Juste le temps de crier en levant le bras et je vois la camionnette plonger dans le trou, rebondir de l'avant, puis de l'arrière, puis encore de l'avant et disparaître. Je me précipite, le toit est à deux mètres sous la surface du sol, tout ça en équilibre dans les broussailles, et le conducteur s'agite pour sortir, sa portière est coincée ; c'est une fille, elle se contorsionne pour se dégager par la vitre. Je lui crie de ne pas bouger : "Doucement, tout doucement !". Une foutue chance que, de par sa taille, la camionnette ne soit pas allée directement au fond. Elle me traite de "con, ce mec !", arrive à sortir, monte sur le capot, puis sur le toit. En m'accrochant à une racine, je parviens à l'aider à sortir du trou.

- Tu es seule ?
- Et alors ?
Je suppose que ça veut dire oui et me demande si elle mord chaque fois qu'elle parle ou seulement quand elle est furieuse.
- Reste pas là, c'est vraiment le dernier endroit où passer la nuit. Tu peux venir chez moi si tu veux, c'est tout près. Elle a un brusque mouvement de recul vers le trou, j'y sens la crainte de s'éloigner de son bien, voire l'intention de retourner dans sa camionnette pour dormir, plutôt que l'appréhension de passer une nuit chez un inconnu.
- Ne crains rien, personne ne vient ici la nuit, il y a trop de risque. Et je m'attends à de fortes pluies. Dépêchons-nous.
Il commence déjà à pleuvoir. Elle hésite encore, pas convaincue.
- On reviendra demain matin, avec des cordes pour s'assurer. Ce trou est profond de trois cents mètres. Un mouvement de trop, et tu pars au fond avec ta caisse.
Là, elle se décide à me suivre. C'est l'été, elle est en tenue légère, une simple robe et des baskets. Je remarque ses épaules nues, ses bras, ses jambes, son visage. Ni excitante ni moche, en tout cas fort musclée.
- Tu es vachement musclée, dis-donc !
- Ah ouais ?

Cette observation ne lui fait pas le moindre effet. De toute façon, je suis encore sous le coup de l'événement et pas du tout d'humeur à la drague.
Elle non plus. Je remarque ses tremblements convulsifs par moments. Frissons dans la fraîcheur du soir qui tombe ou terreurs rétrospectives du pire auquel elle vient d'échapper, je ne sais pas. En tout cas, malgré ma solitude affective et sexuelle, je n'aurai pas trop de mal à résister cette nuit aux tentations de la chair !

Je nous prépare de quoi tenir à l'estomac : pâtes, omelette et fromage, le tout accompagné de pain maison. Elle semble apprécier, mais la conversation reste au point mort. J'apprends seulement qu'elle a bien vu ce putain de panneau 'interdit à toute circulation', seule réaction de la mairie lorsque j'ai signalé le danger de ce trou pour des promeneurs étrangers à la commune. C'est quasi criminel de laisser les choses en l'état, même les quelques audacieux qui viennent jeter là des déchets divers prennent des risques. J'apprends aussi qu'elle itinère sans destination précise, vit seule dans son fourgon. Elle a choisi cette piste parce que c'était moins triste que la route. Quant à cette saloperie de trou non balisé, elle n'avait pas vu que les ornières se séparaient, de part et d'autre. Elle pensait même passer la nuit à cet endroit. Tout ce qu'elle possède, c'est la camionnette et son contenu. Je lui prépare un coin pour dormir, avec trois coussins et deux couvertures :
- On ira demain. Repose-toi bien. Si ça te convient, tu pourras rester ici autant que tu veux. Tu auras juste la tambouille à faire.
- Si j'ai envie. Je ne suis pas ta poufiasse.

Une vraie peste, non ? La pluie bat son plein et je ne serais pas étonné qu'elle se prolonge tard dans la nuit. Floc … floc … floc … cette tuile cassée que je n'ai toujours pas remplacée. La bassine réceptrice reprend du service. Il ne manque pas de tuiles sur les maisons voisines. Si la fille veut rester quelque temps. Je ne vois pas comment elle pourrait faire autrement, sa guimbarde est bloquée là pour un moment. Je me promets quand même de réparer le toit dès demain.

'La fille'. Oui, je ne lui ai même pas demandé son nom. Elle non plus, d'ailleurs, et cela ne paraît pas l'avoir gênée. Pour moi, c'est comme si je la connaissais depuis longtemps. Et ce tutoiement, tout naturel dès le premier contact. Je gamberge comme ça un bon moment. Non, je suis sûr de ne l'avoir jamais rencontrée. Je cogite au rythme de sa respiration et des gouttes de pluie dans la bassine.

Je n'ai pas d'attirance spontanée pour elle. La rugosité d'un caractère ne me dérange pas, mais la sienne est hautement décapante. Dans une occasion tragique pour elle, il est vrai. Comment serait-elle en temps normal ? Pas très différente, je suppose : simplement insupportable. Pourtant, j'ai toujours pensé que n'importe quel homme pourrait s'entendre presque avec n'importe quelle femme s'ils se retrouvaient isolés un certain temps sur une île déserte. Ici c'est un peu l'île déserte. Elle y resterait longtemps ? Rien n'est moins sûr. Enfin, c'est elle qui décidera.

Baraquée ! Voilà le mot que je cherchais. Sa musculature n'est pas saillante dans un corps sculpté, elle est enveloppée, comme celle d'une nageuse. C'est exactement cela, cette fille est baraquée. Là-dessus, le sommeil me cueille.

Au réveil, la pluie s'est arrêtée. Mais les bottes sont indispensables. Je ne peux lui offrir que du quarante-trois. Ah, je me souviens avoir repéré une pointure féminine parmi les multiples objets abandonnés dans les maisons voisines, base de mes équipements. Pour le coup, espérons qu'elle ne s'y sentira pas à l'étroit. Le matin est frais, je vois mal ma petite peste sortir avec sa robe de plage et choper la crève. Je vais bien lui trouver un fute à peu près à sa taille et quelques fringues.

Sa couchette est vide. Déjà debout ? Elle n'est pas dans la maison, en tout cas. "Ho !". Personne. Ni dedans, ni dehors à proximité. Je suis inquiet. Vite habillé et en bottes, je sors et fonce vers le trou. Sans m'arrêter, j'essaye de repérer des traces. Difficile, avec cette pluie qui a sérieusement raviné les lieux. Je passe la Roche Carrée, toujours en courant, sur cette foutue piste. Et me voilà enfin aux abords de ce trou maléfique, soudain .../...



Nouvelle issue du recueil 'des astres intimes' édité au profit de l'association humanitaire l'Aile.

samedi 9 février 2008

Fer et Adrian, de sierra en ciudad

- Nous sommes des chamacos. Lui, c'est Adriano, moi Fernando. On dit seulement Adrian et Fer.
- Vous venez tous les jours ?
- Oui, on traverse le rio Panajachel, le plus souvent à pied sec, en sautant d'un caillou à l'autre, on monte sur le mur blanc, ensuite on longe le Rio sur le mur et on redescend par l'escabeau, là, qui donne sur l'entrée de l'école.
- On vous apprend quoi dans cette école ?
- On nous donne des cours d'espagnol, sinon c'est impossible de … impossible pour nous de …
- Impossible de quoi ? d'entrer dans la société du Guatemala ?
- Oui. C'est comment ton nom ?
- Arn.
- Arno ?
- Comme tu veux.
Nous étions au Guatemala, trois ans et demi après que j’aie abandonné ma carrière de consultant, une démission tragique, à un cheveu du trépas, suite à une expérience hallucinante que je ne manquerai pas de vous conter. De fil en aiguille, j’avais ensuite passé deux ans dans les Orcades, puis planté une forêt dans ma Bretagne natale et plongé dans l’action humanitaire. En ce mois de décembre 1993, je participais à l'animation d'une réunion de différentes ONG travaillant en faveur des enfants des rues, organisée conjointement avec une importante association locale qui nous invitait sur son terrain. Cette rencontre se déroulait à Antigua. Ne voulant pas laisser passer cette occasion de connaître un peu mieux un pays aussi fabuleux, je louai ensuite une voiture et gagnai les rives du lac Atitlan, "celui qui ne rend jamais ses noyés". Ce fut là, à Panajachel, que je fis la connaissance de Fer et Adrian, deux petits Indiens Quiché.
Pana est une élégante cité nichée entre lac et volcans sur la rive nord-est de ce joyau du Guatemala. Elle accueille la haute société du Guatemala, qui se partage entre les résidents en somptueuses résidences secondaires et hôtels de luxe, les drogués européens en vadrouille, pour qui elle est un petit Katmandou, et les Indiens Quiché des montagnes environnantes, qui accèdent ainsi à la ville. Trois populations qui n'ont pas vocation à se mélanger.
Ces jeunes Indiens sont très timides, surtout les garçons, paradoxalement. Les filles, portant souvent un bébé, petit frère ou sœur, sont investies d'une responsabilité qui leur donne une certaine assurance. Je remarquai ainsi ces deux garçons de dix ou onze ans, toujours ensemble, plus délurés que les autres. Venant des montagnes, tous ces gamins de familles très pauvres avaient commencé par descendre quotidiennement de leur village sur le coup de midi quérir un bol de soupe et quelques fruits offerts par une école située, je crois, Calle de la Navidad.
- Dites, je pourrais vous accompagner un bout de chemin, dans la montagne ?
- Ah non ! Tu ne dois pas monter sur ce mur, c'est seulement nous, sinon Tecun Uman te jettera le mauvais sort.
- Tecun Uman ?
- Ssshhhttt !
Voilà comment nous fîmes connaissance, tous les trois. Puis, je les vis chaque jour. Ils me racontaient la vie dans leur village, leur condition misérable, une nourriture à base de pain de maïs et de haricot noir. Je mesurais à quel point le complément alimentaire apporté par cette école devait être important pour eux.
Mon séjour se terminait, je décidai de les emmener au restaurant. Une grande première, une fête. Quelques regards désapprobateurs dans l'entourage, mais ils n'arrivaient pas jusqu'à nous.
- Savez-vous ce que vous allez faire après ? Resterez-vous au village, dans vos familles ?
- Tu sais, Arno, nos familles sont très pauvres, il n'y a pas beaucoup d'espoir pour des garçons comme nous. Encore moins pour les filles, d'ailleurs.
- Fer a raison. Les filles, dans la rue, elles auraient intérêt à se couper les cheveux et à passer pour des garçons !
Et ils riaient, nos deux compères, ils riaient. On dit que les petits Indiens ne pleurent jamais. C'est peut-être vrai, en tout cas j'atteste qu'ils savent rire, connaissent le fou rire et le pratiquent. Mais ils n'oubliaient pas les choses sérieuses :
- De toute façon, des espoirs, il n'y en a guère à Pana. Je n'aime pas cette ville de riches où les Indiens sont méprisés parce qu'il leur manque une goutte de sang espagnol.
- Dans quelques années, vous devrez bien décider quelque chose …
- Et même très bientôt. Pour le moment, notre idée serait de gagner Chichi et d'y chercher un travail.
- Tous les deux ?
- Oui, Adrian et moi, ensemble.
Dans l'avion du retour, je pensais à ces deux garçons, débarqués sur cette terre au pire moment, l'année même du massacre des Indiens par dizaines de milliers, le pouvoir guatémaltèque croyant ainsi mettre fin à une insurrection populaire … des villages indiens exterminés pour être sûr d'éliminer un ou deux insurgés pouvant s'y être réfugiés … Fer et Adrian, deux gamins cherchant un trou de souris pour se glisser dans une société où il n'y avait pas de place pour eux …

Et voilà que le hasard – seulement le hasard, est-ce bien vrai ? – me ramenait neuf ans après à Guatemala Ciudad, où je me remettais doucement dans l'ambiance en flânant devant une vitrine proche de mon 'Hotel del Centro'. Je sentis soudain, aidé sans doute par un reflet dans la vitrine, que quelqu'un, tout près, me regardait, me dévisageait même, intensément. Et une petite voix, une question juste murmurée :
- Arno … ?


arn abo



Issu du recueil de contes 'des fleurs de bitume', édité au profit de l'Aile