samedi 9 février 2008

Fer et Adrian, de sierra en ciudad

- Nous sommes des chamacos. Lui, c'est Adriano, moi Fernando. On dit seulement Adrian et Fer.
- Vous venez tous les jours ?
- Oui, on traverse le rio Panajachel, le plus souvent à pied sec, en sautant d'un caillou à l'autre, on monte sur le mur blanc, ensuite on longe le Rio sur le mur et on redescend par l'escabeau, là, qui donne sur l'entrée de l'école.
- On vous apprend quoi dans cette école ?
- On nous donne des cours d'espagnol, sinon c'est impossible de … impossible pour nous de …
- Impossible de quoi ? d'entrer dans la société du Guatemala ?
- Oui. C'est comment ton nom ?
- Arn.
- Arno ?
- Comme tu veux.
Nous étions au Guatemala, trois ans et demi après que j’aie abandonné ma carrière de consultant, une démission tragique, à un cheveu du trépas, suite à une expérience hallucinante que je ne manquerai pas de vous conter. De fil en aiguille, j’avais ensuite passé deux ans dans les Orcades, puis planté une forêt dans ma Bretagne natale et plongé dans l’action humanitaire. En ce mois de décembre 1993, je participais à l'animation d'une réunion de différentes ONG travaillant en faveur des enfants des rues, organisée conjointement avec une importante association locale qui nous invitait sur son terrain. Cette rencontre se déroulait à Antigua. Ne voulant pas laisser passer cette occasion de connaître un peu mieux un pays aussi fabuleux, je louai ensuite une voiture et gagnai les rives du lac Atitlan, "celui qui ne rend jamais ses noyés". Ce fut là, à Panajachel, que je fis la connaissance de Fer et Adrian, deux petits Indiens Quiché.
Pana est une élégante cité nichée entre lac et volcans sur la rive nord-est de ce joyau du Guatemala. Elle accueille la haute société du Guatemala, qui se partage entre les résidents en somptueuses résidences secondaires et hôtels de luxe, les drogués européens en vadrouille, pour qui elle est un petit Katmandou, et les Indiens Quiché des montagnes environnantes, qui accèdent ainsi à la ville. Trois populations qui n'ont pas vocation à se mélanger.
Ces jeunes Indiens sont très timides, surtout les garçons, paradoxalement. Les filles, portant souvent un bébé, petit frère ou sœur, sont investies d'une responsabilité qui leur donne une certaine assurance. Je remarquai ainsi ces deux garçons de dix ou onze ans, toujours ensemble, plus délurés que les autres. Venant des montagnes, tous ces gamins de familles très pauvres avaient commencé par descendre quotidiennement de leur village sur le coup de midi quérir un bol de soupe et quelques fruits offerts par une école située, je crois, Calle de la Navidad.
- Dites, je pourrais vous accompagner un bout de chemin, dans la montagne ?
- Ah non ! Tu ne dois pas monter sur ce mur, c'est seulement nous, sinon Tecun Uman te jettera le mauvais sort.
- Tecun Uman ?
- Ssshhhttt !
Voilà comment nous fîmes connaissance, tous les trois. Puis, je les vis chaque jour. Ils me racontaient la vie dans leur village, leur condition misérable, une nourriture à base de pain de maïs et de haricot noir. Je mesurais à quel point le complément alimentaire apporté par cette école devait être important pour eux.
Mon séjour se terminait, je décidai de les emmener au restaurant. Une grande première, une fête. Quelques regards désapprobateurs dans l'entourage, mais ils n'arrivaient pas jusqu'à nous.
- Savez-vous ce que vous allez faire après ? Resterez-vous au village, dans vos familles ?
- Tu sais, Arno, nos familles sont très pauvres, il n'y a pas beaucoup d'espoir pour des garçons comme nous. Encore moins pour les filles, d'ailleurs.
- Fer a raison. Les filles, dans la rue, elles auraient intérêt à se couper les cheveux et à passer pour des garçons !
Et ils riaient, nos deux compères, ils riaient. On dit que les petits Indiens ne pleurent jamais. C'est peut-être vrai, en tout cas j'atteste qu'ils savent rire, connaissent le fou rire et le pratiquent. Mais ils n'oubliaient pas les choses sérieuses :
- De toute façon, des espoirs, il n'y en a guère à Pana. Je n'aime pas cette ville de riches où les Indiens sont méprisés parce qu'il leur manque une goutte de sang espagnol.
- Dans quelques années, vous devrez bien décider quelque chose …
- Et même très bientôt. Pour le moment, notre idée serait de gagner Chichi et d'y chercher un travail.
- Tous les deux ?
- Oui, Adrian et moi, ensemble.
Dans l'avion du retour, je pensais à ces deux garçons, débarqués sur cette terre au pire moment, l'année même du massacre des Indiens par dizaines de milliers, le pouvoir guatémaltèque croyant ainsi mettre fin à une insurrection populaire … des villages indiens exterminés pour être sûr d'éliminer un ou deux insurgés pouvant s'y être réfugiés … Fer et Adrian, deux gamins cherchant un trou de souris pour se glisser dans une société où il n'y avait pas de place pour eux …

Et voilà que le hasard – seulement le hasard, est-ce bien vrai ? – me ramenait neuf ans après à Guatemala Ciudad, où je me remettais doucement dans l'ambiance en flânant devant une vitrine proche de mon 'Hotel del Centro'. Je sentis soudain, aidé sans doute par un reflet dans la vitrine, que quelqu'un, tout près, me regardait, me dévisageait même, intensément. Et une petite voix, une question juste murmurée :
- Arno … ?


arn abo



Issu du recueil de contes 'des fleurs de bitume', édité au profit de l'Aile

2 commentaires:

Paul de Maricourt a dit…

Ca reste à mon sens une de tes nouvelles les plus fortes.

Bravo, camarade !
Paul

catina a dit…

Soupir et silence ... Merci !