samedi 23 février 2008

Le trou

Défoncée, complètement défoncée, cette piste, sinueuse et à peine tracée, faite par les gens, bien rares, qui passent par là en espérant ne pas y rester plantés. Des arbres aux fûts torturés comme s'ils avaient poussé dans la souffrance et ne cessaient de crier leur douleur. Ce petit bouquet de cinq maisons, perchées là sur une butte il y a trente ou quarante ans, puis entièrement abandonnées depuis que l'une d'elles a dévalé la pente un jour de déchaînement de la nature, en la jonchant de ses débris sur cent mètres. Comment être assez fou pour s'aventurer dans le coin, sauf à vouloir prendre un raccourci pour rejoindre l'arrière-pays, le trajet par la route goudronnée étant au moins trois fois plus long. Sur la carte …

Ma maison, la plus petite du lot, est aussi la mieux conservée. Et j'y vis seul, en squatter depuis des années, mais pas SDF comme je l'ai entendu murmurer au village. A moins que l'on refuse de considérer comme 'domicile fixe' une maison capable de voyager loin en cas de glissement de terrain. C'est une particularité de cet endroit, l'alternance de temps sec et très mouillé, la forte pente et, sans doute, des choses qu'on ne connaît pas, cachées dans les profondeurs. La terre tremble souvent par ici.

Pour vous dire encore, juste un détail, sur cet endroit : les sarlopes. Je nomme ainsi un insecte énorme et grisâtre, jamais vu ailleurs, à l'odeur désagréable, au vol lourd et bruyant, plus ou moins prolifique selon les années. Quand un sarlope meurt – mourir est la seule chose qu'il a de normale – il gonfle, double ou triple de volume, sa peau s'étire, sèche, craque et l'on voit à l'intérieur une matière grise, visqueuse et gluante, à l'odeur exécrable, qui reste intacte des jours et des semaines durant. Même les vers n'y touchent pas, comme s'ils craignaient de s'empoisonner.

Ce soir, je rentre chez moi par le grand côté de la piste, celui de trois kilomètres peut-être avant de retrouver la route, alternant des passes escarpées et des cuvettes vaseuses en périodes humides. Je reviens d'une ferme où je me procure des œufs et du fromage. Mes œufs, j'ai un truc pour les conserver longtemps, quant au fromage, pas de problème, il s'affine en séchant. De l'autre côté, la piste rejoint à quinze cents mètres la route goudronnée qui descend dans un petit village du désert Diois, vers la Couspeau, cette montagne si loin du bon Dieu. J'y trouve à satisfaire mon peu de besoins dans une épicerie-bazar typique de ces endroits aussi déshérités que retirés. Le camion refuse de m'inclure dans sa tournée, rien d'étonnant. Pour l'eau, j'ai une source.

Et, à mi-distance entre mon repaire et la route, il y a ce trou, béant sous l'amas de broussailles qui en masque l'ouverture, le 'Trou du Diable'. Au village, on l'appelle simplement – non, on se garde bien de l'appeler, on le dénomme – 'le trou', avec une répulsion affichée. En témoigne, ce petit échange, surpris à la boulangerie : "Mais qu'est-ce que je vais en faire de ce vieux machin ?" "Eh ben, va au trou" "Ah, ça non, jamais !". Et moi, je suis 'le fou du trou', un type pas fréquentable.

Je presse un peu le pas pour ne pas me trouver dehors de nuit, et probablement sous la pluie. Perdu dans mes pensées sur les sarlopes, voilà que j'entends un bruit de moteur au détour de la Roche Carrée, je comprends alors que j'ai dépassé ma maison sans la voir, que le trou du diable est devant moi à deux cents mètres et qu'une vieille camionnette vert pâle s'y dirige tout droit. Juste le temps de crier en levant le bras et je vois la camionnette plonger dans le trou, rebondir de l'avant, puis de l'arrière, puis encore de l'avant et disparaître. Je me précipite, le toit est à deux mètres sous la surface du sol, tout ça en équilibre dans les broussailles, et le conducteur s'agite pour sortir, sa portière est coincée ; c'est une fille, elle se contorsionne pour se dégager par la vitre. Je lui crie de ne pas bouger : "Doucement, tout doucement !". Une foutue chance que, de par sa taille, la camionnette ne soit pas allée directement au fond. Elle me traite de "con, ce mec !", arrive à sortir, monte sur le capot, puis sur le toit. En m'accrochant à une racine, je parviens à l'aider à sortir du trou.

- Tu es seule ?
- Et alors ?
Je suppose que ça veut dire oui et me demande si elle mord chaque fois qu'elle parle ou seulement quand elle est furieuse.
- Reste pas là, c'est vraiment le dernier endroit où passer la nuit. Tu peux venir chez moi si tu veux, c'est tout près. Elle a un brusque mouvement de recul vers le trou, j'y sens la crainte de s'éloigner de son bien, voire l'intention de retourner dans sa camionnette pour dormir, plutôt que l'appréhension de passer une nuit chez un inconnu.
- Ne crains rien, personne ne vient ici la nuit, il y a trop de risque. Et je m'attends à de fortes pluies. Dépêchons-nous.
Il commence déjà à pleuvoir. Elle hésite encore, pas convaincue.
- On reviendra demain matin, avec des cordes pour s'assurer. Ce trou est profond de trois cents mètres. Un mouvement de trop, et tu pars au fond avec ta caisse.
Là, elle se décide à me suivre. C'est l'été, elle est en tenue légère, une simple robe et des baskets. Je remarque ses épaules nues, ses bras, ses jambes, son visage. Ni excitante ni moche, en tout cas fort musclée.
- Tu es vachement musclée, dis-donc !
- Ah ouais ?

Cette observation ne lui fait pas le moindre effet. De toute façon, je suis encore sous le coup de l'événement et pas du tout d'humeur à la drague.
Elle non plus. Je remarque ses tremblements convulsifs par moments. Frissons dans la fraîcheur du soir qui tombe ou terreurs rétrospectives du pire auquel elle vient d'échapper, je ne sais pas. En tout cas, malgré ma solitude affective et sexuelle, je n'aurai pas trop de mal à résister cette nuit aux tentations de la chair !

Je nous prépare de quoi tenir à l'estomac : pâtes, omelette et fromage, le tout accompagné de pain maison. Elle semble apprécier, mais la conversation reste au point mort. J'apprends seulement qu'elle a bien vu ce putain de panneau 'interdit à toute circulation', seule réaction de la mairie lorsque j'ai signalé le danger de ce trou pour des promeneurs étrangers à la commune. C'est quasi criminel de laisser les choses en l'état, même les quelques audacieux qui viennent jeter là des déchets divers prennent des risques. J'apprends aussi qu'elle itinère sans destination précise, vit seule dans son fourgon. Elle a choisi cette piste parce que c'était moins triste que la route. Quant à cette saloperie de trou non balisé, elle n'avait pas vu que les ornières se séparaient, de part et d'autre. Elle pensait même passer la nuit à cet endroit. Tout ce qu'elle possède, c'est la camionnette et son contenu. Je lui prépare un coin pour dormir, avec trois coussins et deux couvertures :
- On ira demain. Repose-toi bien. Si ça te convient, tu pourras rester ici autant que tu veux. Tu auras juste la tambouille à faire.
- Si j'ai envie. Je ne suis pas ta poufiasse.

Une vraie peste, non ? La pluie bat son plein et je ne serais pas étonné qu'elle se prolonge tard dans la nuit. Floc … floc … floc … cette tuile cassée que je n'ai toujours pas remplacée. La bassine réceptrice reprend du service. Il ne manque pas de tuiles sur les maisons voisines. Si la fille veut rester quelque temps. Je ne vois pas comment elle pourrait faire autrement, sa guimbarde est bloquée là pour un moment. Je me promets quand même de réparer le toit dès demain.

'La fille'. Oui, je ne lui ai même pas demandé son nom. Elle non plus, d'ailleurs, et cela ne paraît pas l'avoir gênée. Pour moi, c'est comme si je la connaissais depuis longtemps. Et ce tutoiement, tout naturel dès le premier contact. Je gamberge comme ça un bon moment. Non, je suis sûr de ne l'avoir jamais rencontrée. Je cogite au rythme de sa respiration et des gouttes de pluie dans la bassine.

Je n'ai pas d'attirance spontanée pour elle. La rugosité d'un caractère ne me dérange pas, mais la sienne est hautement décapante. Dans une occasion tragique pour elle, il est vrai. Comment serait-elle en temps normal ? Pas très différente, je suppose : simplement insupportable. Pourtant, j'ai toujours pensé que n'importe quel homme pourrait s'entendre presque avec n'importe quelle femme s'ils se retrouvaient isolés un certain temps sur une île déserte. Ici c'est un peu l'île déserte. Elle y resterait longtemps ? Rien n'est moins sûr. Enfin, c'est elle qui décidera.

Baraquée ! Voilà le mot que je cherchais. Sa musculature n'est pas saillante dans un corps sculpté, elle est enveloppée, comme celle d'une nageuse. C'est exactement cela, cette fille est baraquée. Là-dessus, le sommeil me cueille.

Au réveil, la pluie s'est arrêtée. Mais les bottes sont indispensables. Je ne peux lui offrir que du quarante-trois. Ah, je me souviens avoir repéré une pointure féminine parmi les multiples objets abandonnés dans les maisons voisines, base de mes équipements. Pour le coup, espérons qu'elle ne s'y sentira pas à l'étroit. Le matin est frais, je vois mal ma petite peste sortir avec sa robe de plage et choper la crève. Je vais bien lui trouver un fute à peu près à sa taille et quelques fringues.

Sa couchette est vide. Déjà debout ? Elle n'est pas dans la maison, en tout cas. "Ho !". Personne. Ni dedans, ni dehors à proximité. Je suis inquiet. Vite habillé et en bottes, je sors et fonce vers le trou. Sans m'arrêter, j'essaye de repérer des traces. Difficile, avec cette pluie qui a sérieusement raviné les lieux. Je passe la Roche Carrée, toujours en courant, sur cette foutue piste. Et me voilà enfin aux abords de ce trou maléfique, soudain .../...



Nouvelle issue du recueil 'des astres intimes' édité au profit de l'association humanitaire l'Aile.

samedi 9 février 2008

Fer et Adrian, de sierra en ciudad

- Nous sommes des chamacos. Lui, c'est Adriano, moi Fernando. On dit seulement Adrian et Fer.
- Vous venez tous les jours ?
- Oui, on traverse le rio Panajachel, le plus souvent à pied sec, en sautant d'un caillou à l'autre, on monte sur le mur blanc, ensuite on longe le Rio sur le mur et on redescend par l'escabeau, là, qui donne sur l'entrée de l'école.
- On vous apprend quoi dans cette école ?
- On nous donne des cours d'espagnol, sinon c'est impossible de … impossible pour nous de …
- Impossible de quoi ? d'entrer dans la société du Guatemala ?
- Oui. C'est comment ton nom ?
- Arn.
- Arno ?
- Comme tu veux.
Nous étions au Guatemala, trois ans et demi après que j’aie abandonné ma carrière de consultant, une démission tragique, à un cheveu du trépas, suite à une expérience hallucinante que je ne manquerai pas de vous conter. De fil en aiguille, j’avais ensuite passé deux ans dans les Orcades, puis planté une forêt dans ma Bretagne natale et plongé dans l’action humanitaire. En ce mois de décembre 1993, je participais à l'animation d'une réunion de différentes ONG travaillant en faveur des enfants des rues, organisée conjointement avec une importante association locale qui nous invitait sur son terrain. Cette rencontre se déroulait à Antigua. Ne voulant pas laisser passer cette occasion de connaître un peu mieux un pays aussi fabuleux, je louai ensuite une voiture et gagnai les rives du lac Atitlan, "celui qui ne rend jamais ses noyés". Ce fut là, à Panajachel, que je fis la connaissance de Fer et Adrian, deux petits Indiens Quiché.
Pana est une élégante cité nichée entre lac et volcans sur la rive nord-est de ce joyau du Guatemala. Elle accueille la haute société du Guatemala, qui se partage entre les résidents en somptueuses résidences secondaires et hôtels de luxe, les drogués européens en vadrouille, pour qui elle est un petit Katmandou, et les Indiens Quiché des montagnes environnantes, qui accèdent ainsi à la ville. Trois populations qui n'ont pas vocation à se mélanger.
Ces jeunes Indiens sont très timides, surtout les garçons, paradoxalement. Les filles, portant souvent un bébé, petit frère ou sœur, sont investies d'une responsabilité qui leur donne une certaine assurance. Je remarquai ainsi ces deux garçons de dix ou onze ans, toujours ensemble, plus délurés que les autres. Venant des montagnes, tous ces gamins de familles très pauvres avaient commencé par descendre quotidiennement de leur village sur le coup de midi quérir un bol de soupe et quelques fruits offerts par une école située, je crois, Calle de la Navidad.
- Dites, je pourrais vous accompagner un bout de chemin, dans la montagne ?
- Ah non ! Tu ne dois pas monter sur ce mur, c'est seulement nous, sinon Tecun Uman te jettera le mauvais sort.
- Tecun Uman ?
- Ssshhhttt !
Voilà comment nous fîmes connaissance, tous les trois. Puis, je les vis chaque jour. Ils me racontaient la vie dans leur village, leur condition misérable, une nourriture à base de pain de maïs et de haricot noir. Je mesurais à quel point le complément alimentaire apporté par cette école devait être important pour eux.
Mon séjour se terminait, je décidai de les emmener au restaurant. Une grande première, une fête. Quelques regards désapprobateurs dans l'entourage, mais ils n'arrivaient pas jusqu'à nous.
- Savez-vous ce que vous allez faire après ? Resterez-vous au village, dans vos familles ?
- Tu sais, Arno, nos familles sont très pauvres, il n'y a pas beaucoup d'espoir pour des garçons comme nous. Encore moins pour les filles, d'ailleurs.
- Fer a raison. Les filles, dans la rue, elles auraient intérêt à se couper les cheveux et à passer pour des garçons !
Et ils riaient, nos deux compères, ils riaient. On dit que les petits Indiens ne pleurent jamais. C'est peut-être vrai, en tout cas j'atteste qu'ils savent rire, connaissent le fou rire et le pratiquent. Mais ils n'oubliaient pas les choses sérieuses :
- De toute façon, des espoirs, il n'y en a guère à Pana. Je n'aime pas cette ville de riches où les Indiens sont méprisés parce qu'il leur manque une goutte de sang espagnol.
- Dans quelques années, vous devrez bien décider quelque chose …
- Et même très bientôt. Pour le moment, notre idée serait de gagner Chichi et d'y chercher un travail.
- Tous les deux ?
- Oui, Adrian et moi, ensemble.
Dans l'avion du retour, je pensais à ces deux garçons, débarqués sur cette terre au pire moment, l'année même du massacre des Indiens par dizaines de milliers, le pouvoir guatémaltèque croyant ainsi mettre fin à une insurrection populaire … des villages indiens exterminés pour être sûr d'éliminer un ou deux insurgés pouvant s'y être réfugiés … Fer et Adrian, deux gamins cherchant un trou de souris pour se glisser dans une société où il n'y avait pas de place pour eux …

Et voilà que le hasard – seulement le hasard, est-ce bien vrai ? – me ramenait neuf ans après à Guatemala Ciudad, où je me remettais doucement dans l'ambiance en flânant devant une vitrine proche de mon 'Hotel del Centro'. Je sentis soudain, aidé sans doute par un reflet dans la vitrine, que quelqu'un, tout près, me regardait, me dévisageait même, intensément. Et une petite voix, une question juste murmurée :
- Arno … ?


arn abo



Issu du recueil de contes 'des fleurs de bitume', édité au profit de l'Aile