jeudi 4 septembre 2008

Meubles de style et styles meublés

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Au zénith de ma splendeur professionnelle, j’ai animé un séminaire qui m’a laissé un grand souvenir, dont je me permets de vous infliger ici la conclusion :

Madame et Messieurs, le moment est venu de conclure ce séminaire de perfectionnement des responsables politiques à la prise de parole en public. A l’occasion de nos différents jeux de rôles et de leur exploitation au magnétoscope, nous avons mis le doigt sur une bizarrerie qui nous trouble et dérange fort : nos discours en public sont émaillés de mots parasites, le plus souvent répétés bien au-delà des limites du ridicule.

Pourquoi ? Émus, impressionnés, nous meublons nos causeries pour occuper l’espace et gagner du temps, voire embrouiller les choses et masquer des idées éventuellement creuses. Car ces « meubles » sont bien sûr inutiles, pour ne pas dire nuisibles à la communication. Je veux dire que tous les gens occupés à relever le nombre exact de vos « disons », « c’est-à-dire » ou « si vous voulez » n’écoutent rien, pendant ce temps, de votre discours.

Essayons d’examiner de plus près l’ameublement en question. Comment se caractérise un meuble : essentiellement par son style et accessoirement par sa dimension. Eh bien je pense que chacun choisit les meubles en question en fonction de sa catégorie socioprofessionnelle quant au style et de l’ampleur de son malaise quant à la dimension.

Travaillons sur des exemples concrets. De quelles armes dispose un individu peu instruit pour meubler ses propos : principalement le « heu » universel. S’il faut des meubles plus importants il peut être multiplié à volonté et présente de surcroît une élasticité intéressante : « hhheeeeuuuuu...» se rencontre assez souvent.

Parfois l’armoire normande ne suffit pas, il faut carrément des buffets Henri II. Une seule solution, le bégaiement, accessible avec un minimum d’instruction.
On peut répéter chaque syllabe deux fois, quatre fois et bien davantage, pratiquer la syncope, partir en apnée... Avec une bonne pratique on parvient à réduire très largement la partie utile du message, même le rendre quasi inintelligible, tout en maintenant son auditoire en haleine, quelle performance ! Très fort.

Le bégaiement est d’ailleurs parfois pratiqué avec classe par des personnes très cultivées. Cela donne : « si-si-si ...jjjjj’e mmmmm’en rrrr-rrrr-rrrr-rrrr (attention, ça va démarrer) rrrr...rrrréfère à une analyse épistémologique des tex-tex-tex-tex-textes...» etc., se poursuivant par la plus brillante des analyses, brillante, mais laborieuse s’entend.

Partant du bas, remontons peu à peu l’échelle sociale. Dans les petits meubles style Conforama, on trouve tous les « n’est-ce pas », « disons » etc., et un meuble déjà plus important « si vous voulez » qui occupe tout de même quatre syllabes. Avec un niveau d’instruction modeste, de nombreux praticiens maîtrisent leur art suffisamment pour caser ces petits motifs à raison de vingt à vingt-cinq à la minute, ce qui les dispense d’avoir à faire l’acquisition de meubles plus importants.

Nous connaissons le directeur d’une agence immobilière du Vésinet, très urbain, qui émaille son discours d’un « si j’ose dire » raffiné, se mariant à merveille avec tous les décors, en moyenne un toutes les vingt secondes. Pas mal !
Un autre de nos amis, dans une grande entreprise publique, franchit une étape décisive dans l’audace avec un "j’oserais dire" à demi interrogatif tout à fait délicieux. Attention ! si les deux restent conditionnels, le premier s’interroge sur l’opportunité de menacer d’oser, le second va plus loin : si on lui en donne la permission, il serait tout près d’oser. Mais surtout, en passant de trois syllabes à quatre, il fait un gain de productivité, osons le dire, de 33 %.

Signalons au passage le cas des militaires, officiers d’active ou l’ayant été assez longtemps, donc marqués à vie, souvent considérés -par les jaloux- d’intelligence limitée. S’il est difficile de soutenir que quiconque puisse être doté d’une intelligence illimitée, il est vrai que dans certains cas on atteint la limite assez rapidement ...

En l’occurrence ces hommes d’action ont souvent peu de chose à dire, mais tiennent à le faire savoir haut et fort, en occupant largement le terrain, celui de la conversation notamment. Ils ont ainsi développé un ameublement de campagne très original.

Voyez par exemple jusqu’où ils ont porté la musculation du oui et du non :
- un peu de sel ?
- négatif !
- c’est bon comme ça ?
- affirmatif !
Dans l’atmosphère bruissante d’une brasserie alsacienne, cela donne :
- un peu de sel ?
- négatif ! je dis : négatif !
- c’est bon comme ça ?
- affirmatif ! terminé. A vous !

Nous en arrivons au niveau ingénieurs et équivalents, disons Bac + 4 à 6. « Certes » est élégant mais peu performant. « Tous comptes faits » meuble déjà davantage. « Toutes choses égales par ailleurs », telle une imposante bibliothèque victorienne, équipe superbement l’intérieur d’un propos d’ingénieur. Il est cependant difficile d’en placer plus d’une par phrase ...

Dans la catégorie des ingénieurs de niveau scientifique supérieur, nous avons trouvé chez le directeur d’un Département Technique d’une Direction des Études et Recherches toute une série de meubles coordonnés d’une rare qualité : il s’agissait de « boucler », « déboucler », « assurer le bouclage », « procéder au débouclage » avec une dextérité, trois ou quatre à la minute, qui aurait laissé sur place le plus rapide des coiffeurs italiens.

Vers les niveaux élevés, cette fois plutôt dans le domaine littéraire, on peut dénicher des trésors tous les jours rien qu’en allumant le poste. Écoutez bien : « les convictions qui sont les miennes sont les convictions d’un homme dont les convictions sont des convictions solides ! ». Par rapport à « j’ai des convictions solides », admirez ce chef-d’œuvre balladurien. Magnifique.

Dans cette ascension vers les sommets, il faut faire une mention toute particulière à une formule : le vide, l’absence de tout mobilier, le blanc pur. Je veux dire le silence. Pratiquée à tous les niveaux, cette méthode présente l’avantage, lorsqu’elle est bien maîtrisée, de pouvoir déguiser la plus intense des paniques en manœuvre diabolique pour intimider l’auditoire. Sublime. On est au bord de l’orgasme cérébral.

Imaginons maintenant ce que tout cela pourrait donner au plus haut niveau. Par exemple à celui du premier personnage du pays, le Président de la République, présentant ses vœux à la nation. Choisissons un président qui ne maîtriserait pas encore bien la technique du silence, évoquée ici, mais aurait vraiment besoin d’un grand meuble pour garnir son discours complètement creux. Sa position lui donne bien droit au mot le plus long de la langue française.

On aurait ainsi : "Vous m’avez anticonstitutionnellement élu, aujourd'hui je vous demande anticonstitutionnellement à tous de m’aider anticonstitutionnellement cette année à développer notre pays anticon ... anticon ... anticon ... rraaahh ..."
... « Veuillez excuser cette petite interruption, Monsieur le Président vient d’être victime d’un léger malaise ... nous tenons à préciser que ses capacités à diriger le pays ne sont en rien diminuées. »

Un septennat plus tard, on aurait très bien pu entendre : "… m’aider abracadabrantesquement cette année à développer notre pays abraca, … abraca … abracaca … rraaahh …" etc

J’exagère ? Bon, faisons un petit test par l’absurde. Qui d’entre nous, ici, dans ce groupe, envisagerait sérieusement de devenir président de la république ?
Tour de table : ... ? ... ? ... ? ... ? ... non, vraiment pas ? ... ? ... ? ... ? ... ? … et moi non plus, donc c’est clair, personne.
Et par ailleurs, qui parmi nous aurait déjà, une seule fois dans sa vie, prononcé ces mots ‘anticonstitutionnellement’ ou ‘abracadabrantesquement’ ? ... Personne ? C.Q.F.D. !

A chacun son jardin secret. Dans nos jardins dorment en paix les plus diverses des brocantes, où nous pouvons effectivement puiser de quoi meubler sans limites nos discours en public. A propos, je viens d’acquérir pour une bouchée de pain un ravissant petit guéridon en parfait état : effectivement. Il me va parfaitement, je ne l’aurais laissé échapper pour rien au monde.
S’il m’échappe devant vous à l’occasion, effectivement, soyez indulgents ...

(Texte issu du recueil 'déshumeurs à thèmes' vendu au profit de l'Aile, association humanitaire)