samedi 29 novembre 2008

un ange passe

- Fameux, Franck, ton civet ! Quand je pense que tu l'as cuisiné toi-même, je suis sidérée.
- Un vrai délice
- Digne d'un grand chef.
- Oui. D'autant plus qu'il fait la cuisine tout seul, si j'ai bien compris. En célibataire endurci.
Cette dernière remarque, de ma part, jette un froid parmi les convives. Un ange passe … Chloé vient à mon secours :
- Arny, tu ne peux pas le savoir, Franck a perdu sa femme l'année dernière.
- Excusez-moi. Désolé, Franco.
- De rien, Arny, de rien, vraiment.
J'avais des contacts assez fréquents avec Franck, professionnels bien sûr, et aussi à l'occasion d'activités sportives – c'est lui qui m'avait baptisé Arny et moi Franco – et j'ignorais pourtant que ce garçon de trente ans à peine avait été marié. Il ne m'en avait jamais parlé.
- Tiens, cela fait exactement un an. C'était le dix avril, je crois ? poursuit Jeff.
Nicole coupe, mal à l'aise :
-Allez, parlons d'autre chose.

J'étais arrivé à Wissange à l’entrée de l’automne 89, dans ce petit club des cadres des Forges de Wissange qui m'avait accueilli si cordialement après une déception sentimentale éprouvante. Je peux même dire que ce traumatisme affectif était la cause directe de mon exil dans cette Lorraine profonde, ma démission du Cabinet "Amélie, Arn et Associés" ayant entraîné ma rupture avec Amélie, après l’épisode du "Village" et un faux-pas spécialement éprouvant chez Redseal Consulting.

Ici, ce petit groupe se réunissait à tour de rôle chez l'un ou chez l'autre. J'avais rapidement sympathisé avec tous ces nouveaux collègues, avec Franck spécialement. Son tempérament réservé ne me dérangeait pas, au contraire.

La conversation est repartie sur le civet. Franck précise :
- Je l'ai mariné au Pommard de chez Laplanche.
- Ah voilà ! Mais ça ne me dit pas de quelle viande il s'agit.
- Eh bien devinez …
Chacun y va de son avis. Franck sourit doucement en écoutant nos hypothèses. Un Chambertin 1990 Grand Cru de Thierry Mortet stimule nos imaginations.
- Alors, tu nous dis quoi ? C'est du sanglier ou du chevreuil ?
Nouvelle discussion, on fait repasser le plat, chacun déguste un nouveau morceau sans se faire prier. Plusieurs penchent pour un jeune marcassin, mais la chair est très fine. Nous parions finalement :
- Chevreuil !
Franck réprime un sourire plus appuyé et hoche la tête.
- C'est mieux, mais vous avez perdu quand même.
- Alors de la chevrette ?
Gaspard doit être le seul d'entre nous à savoir que la chevrette est la femelle du chevreuil. Il aime bien faire état de ses connaissances.
- Tu n'en es pas loin, c'est de la biche.
- Ah, je vois : c'est le Pommard qui m'a foutu dedans !
Brigitte est curieuse :
- Dis donc, Franck, comment fais-tu pour trouver de la biche ?
- C'est vrai, je ne suis pas chasseur, mais je crois que la chasse à la biche est super réglementée.
- Tu as raison, Jeff, super réglementée.
- Alors, Franck, dis-nous comment tu as fait pour en trouver !
- Eh bien, mes amis, disons que c'est mon petit secret. Le principal, pour moi, c'est que vous trouviez le plat à votre goût. Mais voyons si vous serez plus doués pour identifier ce mélange de salades. Six constituants, hors assaisonnement.
Batavia, romaine, mâche, raisins, graines de tournesol et noix : facile. Nous nous en sortons bien, malgré une hésitation sur les graines de tournesol que plusieurs d’entre nous prenaient pour des pignons. Comment peut-on faire une telle confusion !
La conversation est animée. Nous évoquons les bons moments passés ensemble, nos petits exploits, le plaisir toujours vivant de se retrouver pour une course en sentiers de randonnée, cette virée à vélo et l’enchaînement incroyable des incidents ce jour-là, notre complet égarement pour finir, virée qui s’était terminée tard le soir à l’Abbaye de Formenteuil où les moines avaient dû nous offrir l’hospitalité pour la nuit. A neuf promeneurs … dont quatre femmes ! Chacun avait tenté de faire croire le lendemain qu’il avait commis l’acte d’amour dans la nuit. Et bien d’autres souvenirs, souvent cocasses, toujours agréables à réveiller.
On a tous largement fait honneur au Chambertin, dont trois bouteilles ont déjà perdu leur hymen. Mais Éric change de sujet. Ou plutôt, il revient sur celui qui flotte dans l'atmosphère comme un parfum dont on ne parvient pas se défaire.
- Franck, excuse-moi de raviver un souvenir douloureux : c’est vrai, on est le dix avril, est-ce un hasard ? Sinon, pourquoi as-tu choisi l'anniversaire de la disparition d'Élise pour organiser cette heu … cette petite fête ?
- Sans problème. J'ai porté le deuil d'Élise pendant un an. Aujourd'hui je l'enterre définitivement. La vie continue.
- Tu as du cran. Après tout …
- Il a raison ; il faut bien tourner la page un jour.
La suite est divine : maroilles, époisses, livarot, tous trois crémeux à souhait, rivalisent dans l'excellence. Je ne sais pas comment Franck a pu dénicher ces fromages de caractère - je veux dire vite caractériels s’ils sont mal affinés - assez peu courants, et surtout d'une telle qualité, parfaitement à point et sans piquer. On est loin de tout et ce n’est pas au congélateur qu’il aura pu les conserver ! En tout cas, ses choix témoignent d'une sensibilité rare. S'il nous en donnait à deviner les noms, peu d'entre nous seraient à la hauteur. En tout cas, le Nuits Saint Georges 1988 qui les accompagne tient la route.
- C'est sur les fromages et non sur le gibier qu'on met vraiment la puissance du vin au pied du mur.
Pour ma part, je suis certain qu'il a choisi tous ces crus pour rendre hommage à mes origines bourguignonnes.
Et voilà que Monique revient sur le sujet qui nous entête. Comme Éric, on la connaît pour aborder les questions sans détours :
- Franck, en t'écoutant, j'ai l'impression que finalement tu n'avais pas tellement d'affection pour Élise. Je me trompe ?
- Disons qu'après huit ans de vie commune, notre relation s'était un peu refroidie. Tu sais, c'est le cas dans bien des couples.
- Moi, je peux dire que ça ne se voyait pas. Vous aviez plutôt l'air de bien vous entendre.
Chloé pense comme Jeff :
- Oui, je me souviens, elle était de toutes nos randonnées. Tu l'appelais toujours "ma biche" et elle riait, elle riait, c'était chouette. On s'amusait bien !

L'ange repasse … et moi de me demander soudain si les anges sont vraiment toujours de sexe masculin, comme le suggèrent les Saintes Écritures.

Extrait du recueil de nouvelles "des astres intimes", vendu au profit de l'Aile, association de bienfaisance "pour les enfants, les filles d'abord"

elvire... vire-volte... volte face... facéties...

Plaisant petit village, juché sur une falaise, que ce Pétrusse-le-Haut, aux remparts du treizième siècle et avec son couvent d'Ursulines, surplombant fièrement la Divonne. Et ce troupeau de vieilles maisons frileusement pelotonnées sur l'arrière, côté plateau, autour de leur petite église de poupée qui les garde. C'est le village natal d'Elvire, j'y viens pour la première fois, en ce printemps 1974, elle ne l'avait jamais proposé jusque là.
Je crois qu'elle a décidé de me présenter à sa mère, au cas où. Oui, je vous explique : ces quatorze années, émaillées de demi ruptures et de retours à moitié, nous ont amenés ce week end ici pour prendre sereinement une décision définitive. Si c'est oui, c'est oui, si c'est non, chacun fera sa vie de son côté. A trente-cinq ans passés, il est temps de plonger, non ?
Nous allons, sur le cours des remparts, lentement. De temps à autre, on se prend la main, quelques pas. Plutôt bon signe, je veux dire présage d'union, mais Elvire ne dit rien. Samedi comme ça, dimanche pareil. L'après-midi s'avance et nous n'avons pas encore abordé 'le sujet'. Tout prétexte est bon pour reculer cette explication. Dans ce havre de paix où elle aime venir se ressourcer, retrouver sa mère quand elle déprime, elle avait l'avantage du terrain.
Nous entrons dans le jardin des Ursulines. Les arbres commencent à perdre leurs feuilles pourpres, orangées, or, brunes ou fauves. Quelques-unes encore vertes. Elvire garde le silence, je ne veux pas la brusquer, et je ne me sens pas davantage capable de plonger. Nous nous arrêtons quelques instants. En bas, la vue porte loin, la Divonne déroule son ruban d'argent depuis les contreforts des Collines Rousses, où elle prend source, et déjà vigoureuse. Je croyais que le lieu faciliterait les choses, et puis … rien. Pourtant, ce serait trop bête de ne parler que ce soir, dans le train du retour …
Et soudain, la foudre ! Je vois Natacha à quelques mètres, se levant d'un banc. Oui, Natacha Bernina, mon modèle, la reine de la nouvelle et du conte, à l'écriture de rêve, tout en demi teintes, aux chutes abruptes ou, le plus souvent sibyllines, qui vous abandonnent frustré dans un brouillard de sentiments contraires … "Elvire, laisse-moi quelques instants, je reviens".
Je m'approche doucement de ma muse, elle sent que je la regarde, lève les yeux vers moi.
- Natacha ?
La voilà toute surprise. De ne pas me reconnaître ? Pas étonnant, nous ne nous sommes jamais rencontrés. D'entendre un inconnu l'appeler par son prénom ? Ça ne se fait pas, je veux bien l'admettre.
- Excusez ma familiarité. Je connais tellement vos écrits !
- Ah ? …
Un petit sourire de Joconde. Je me considère comme invité à poursuivre. Elvire nous tourne le dos, figée dans la contemplation des Collines Rousses comme si elle ne les avait encore jamais remarquées. Mais que fait donc Natacha dans ce coin perdu ?
- Vous êtes ici pour quelque temps ?
Juste une petite moue. Il est vrai que ma question est un peu bébête.
- Comme ça …
- Vous savez que j'ai tout lu de vous : la Porte, le Téléphone Vert, le Fil d'Ariane …
- Oui ?
- Mais oui ! Et aussi un Petit Crime, Halo sur la Lune … sans oublier ce pauvre Mimo. Chacune de vos nouvelles est une aquarelle, je ne me lasse pas de vous lire.
- Merci !
- Eh oui. Vous savez ? J'écris aussi. Enfin, j'essaie. Rien à voir avec vous, bien sûr, en comparaison. Vous êtes mon modèle. Je devrais dire mon idole.
Là, elle rit carrément. J'ai peut-être été trop loin ? Je parle un peu fort ? Non, ça n'a pas l'air de la déranger. Coup d'œil en coin : Elvire fait la gueule, on dirait. Elle doit avoir envie de me planter là. Surtout ne pas m'éterniser avec Natacha. Elle fait une amorce :
- Alors ?
Alors …quoi, 'alors' ? Je panique un peu.
- Alors … heu …alors, voilà : je voudrais un autographe de vous !
Un autographe ! La stupidité colossale. Nul ! Moi qui déteste cette manie des autographes. Rien de plus débile. Et, dans mon trouble … Natacha ne dit pas non – à cette perspective de se débarrasser rapidement de moi ? – cherche et trouve un ticket Carrefour de plein de gasoil, cherche en vain un stylo. Je cherche aussi, rien. Si ! Un gros marqueur à pointe feutre. Elle me fait en souriant gentiment une sorte de pâté noir au verso du ticket, comme un N informe.
- Merci, Natacha, merci ! Et surtout …
Un regard sur Elvire, qui maintenant se marre copieusement. Au moins, elle est de bonne humeur. Pourvu que Natacha ne la voie pas !
- Et surtout quoi ?
Surtout quoi, je ne sais même plus. Encore la panne.
- Heu … Surtout, continuez à écrire !
Horreur ! Elle vient de voir Elvire rire à gorge ouverte. J'ai l'impression que Natacha se retient de pouffer, elle aussi. Se connaîtraient-elles ?
- Eh bien, vous aussi !
Voilà qu'elle m'encourage à écrire ! Je l'embrasse, ou pas ? Non, je n'ose pas. Elle me tend la main, je la lui serre, un peu trop longuement, peut-être. Natacha ajoute :
- Vous semblez très doué, vous réussirez certainement.
Alors là, état de grâce ou coup de grâce, je ne sais pas, mais je craque, me jette à son cou et l'embrasse sur les deux joues. Elle part en faisant un clin d'œil, je rejoins Elvire.
- Dis donc, Elvire, tu aurais pu rire plus discrètement !
Elle continue à rire.
- Ah, non. Impossible. Quel spectacle ! Inoubliable. Je ne savais pas que tu connaissais Mireille.
- Mireille ? Qu'est-ce que tu racontes ? C'était Natacha Bernina. J'adore ses nouvelles.
Elvire ne rit plus.
- Ses nouvelles ? La dernière nouvelle, Arn, la voici : il s'agit de Mireille Sauvagnot, la fille du libraire. On a toujours été dans la même classe.
- Allons, Elvire, arrête. Tu me fais marcher.
- Elle sait très bien qu'elle ressemble à une vedette de l'écriture. C'est elle qui t'a fait marcher, à fond la caisse. On n'aura pas fini d'en rire de sitôt dans les chaumières, à Pétrusse.
Je ne sais plus que dire. Elvire en profite.
- Tu as juste le temps de prendre ton sac à l'hôtel et sauter dans le train de cinq heures dix. Moi, je vais rester quelques jours chez ma mère …

Extrait du recueil de nouvelles "des astres intimes", vendu au profit de l'Aile, association humanitaire "pour les enfants, les filles d'abord"