dimanche 18 mai 2008

trous de mémoire

5 -

Au cours de ma dernière entrevue avec Trois Pierre, j’ai évoqué le phénomène fort troublant des mémoires, y compris la mienne. Il est un fait : tout le monde écrit ses mémoires, les grands hommes comme les petits, même des femmes. Déjà célèbres ou non, peut-être espérant le devenir par ce moyen, bien des gens qui n’ont pas grand-chose d’intéressant à dire tiennent à le proclamer à la ronde, en général sous la forme de livres absolument énormes.

Or j’ai remarqué que tous ces écrivains auto-mémo-réalistes nous font découvrir des vies émaillées depuis toujours de rencontres tout simples avec maints grands de ce monde. Pas étonnant que le général de Gaulle évoque ses rencontres avec tous les grands de la planète pendant un demi-siècle. Plus surprenant que tous les Machin-Chose aient justement conseillé - en secret - le général de Gaulle, dîné un soir - inoubliable - avec Hemingway (le plus cité, c’est fou ce qu’il a pu faire comme rencontres, cet homme-là, il ne devait pas avoir une minute à lui), passé un moment - merveilleux - avec Furtwangler, bien connu Grace de Monaco qui, « vous pouvez me croire, n’était pas du tout la femme que l’on croyait » etc.

Ça croustille de partout, depuis des parents qui tenaient table ouverte à tous les artistes, notamment - quel flair ! - ceux qui sont devenus par la suite les plus célèbres, écrivains, mais aussi philosophes, savants, hommes d’états, femmes dans tous leurs états, jusqu’au Commandant Cousteau ou à la Reine Fabiola qu’on a bercés sur ses genoux ou vice versa, bref, un feu d’artifice de rencontres éblouissantes ou intimes, sinon les deux à la fois.

Et voilà qu’à soixante ans, devenant à mon tour mémorable, du moins mémorisable, je me trouve embarrassé, déconcerté, fasciné, en constatant que je n’ai jamais rencontré le moindre homme célèbre ou femme de grande notoriété. Ma vie à moi a été émaillée d’une absence totale de petites rencontres avec des grands. Récapitulons. J’ai bien :
* interviewé Géril d’Abovarc’h de Crac’h sur ses traversées à l’aviron,
* vilipendé Mitterrand et Le Pen chaque fois que j’ai pu, en attendant Sarkozy
* croisé le regard de l’Abbé Pierre dans une salle de l’UNESCO,
* lu un livre de Boris Vian, deux de Woody Allen et trente-trois pages de 'Madame Bovary'
* rêvé de passer un mois avec Patricia Kaas, seuls sur une île déserte,
un point c’est tout, voilà la liste exhaustive de mes relations avec les célébrités de mon époque.

C’est tellement bizarre que j’ai voulu en comprendre les causes au cours d’une longue recherche, dont voici les conclusions. L’explication la plus vraisemblable tient à un défaut de mémoire. Moi qui égare sans arrêt mes clés, ne retrouve jamais la saillie géniale pour clouer le bec à l’importun et faire rigoler tous les autres, oublie le début de ma phrase avant d’en arriver à la fin, j’ai certainement comme tout le monde croisé mille et un personnages célèbres. Mais ils n’ont laissé aucune trace dans le magma spongiforme de ma mémoire. J’aurais purement et simplement oublié ces rencontres truculentes, exploits remarquables et nuits brûlantes vécues en commun. Et pourtant ...

... pourtant, aucun Juan Carlos ou Claudia Cardinale ne m’a jamais bousculé d’une bourrade amicale : « et alors, on ne dit plus bonjour ? Quoi ? Tu ne me remets pas ? Aurais-tu oublié tout ce qu’on a fait ensemble ? Ces énormes gâteaux, ruisselant de confiture que ta maman nous faisait pour le goûter ? A propos, comment va-t-elle, ta chère mère ? » En fait ma chère mère va très bien, à part quelques moments de fatigue bien compréhensibles à 93 ans, mais je sais bien qu’elle ne nous faisait jamais d’énormes gâteaux ruisselant de confiture.

... pourtant aucun de mes proches, qui aurait été inévitablement associé à certaines de ces situations, au moins témoin, ne me dit jamais :
" tu te souviens, ces parties folles de chaises musicales avec Bela Bartok ? Qu’est-ce qu’elle était mignonne à quinze ans, la petite Bela ! "
" Et quand Brigitte Bardot coupait la queue aux lézards pour voir à quelle vitesse ça repoussait ! Elle a bien changé, la gamine, avec les années ... "
" Et la fameuse séance de boules puantes et poil à gratter avec Chirac le jour de la visite du préfet ? Il en a fait du chemin depuis, le Jacquot !"

Donc, si ce n’est pas ma mémoire qui flanche, ne trouvant aucune explication à ce désert de relations prestigieuses, je crains de devoir en conclure que j’ai porté la poisse à tous les gens que j’ai rencontrés, les empêchant de devenir célèbres par la suite. Ils seraient tous restés noyés à cause de moi dans la foule anonyme des soldats inconnus de notre siècle ... Si on m’accuse ainsi du recel d’abus des biens sociaux qu’étaient les potentialités de toutes ces petites gens à devenir célèbres, j’aurai pour seule défense de ne pas m’être enrichi dans l’opération.

C’est ce que je disais, un peu morose quand même, à Trois Pierre. Mais laissez-moi d’abord vous le présenter. Je l’ai toujours surnommé ainsi, et ignore son vrai nom : c’est un journaliste humaniste émérite et plein de bon sens, je le suppose d’origine canadienne, d’après sa chemise de laine à carreaux. Enfin il a bien connu Alexandre Vialatte et signe sous ce pseudonyme de Trois Pierre ses éditoriaux dans " La Feuille de Chou Libérée ".

Il est en effet journaliste dans ce petit quotidien de l'après-midi (disons 14h 30 / 15h, juste après la sieste), dans lequel il rédige de savoureux éditoriaux, jetant un regard sans complaisance sur les grands de ce monde. Il n’est pas du genre à faire tout un plat de ses innombrables relations, tant dans les ghettos que dans le gotha.

Je lui faisais donc part de mes questionnements intérieurs. Mais d’après lui il ne me faut ni m’inquiéter ni me réjouir exagérément de ces observations, car tout n’est que vanité :
- Tout n’est que vanité, je te dis.
- Même quand je me félicite d’être parvenu à manger mon potage sans éclabousser mon justaucorps
- Même !
- ... Ou d’avoir réussi à mordre mon surmoi par surprise ?
- Hélas oui, mon vieux ...

mémoire autobiographique extraite du recueil 'des risions anthumes' , cédé pour une poignée de queues de cerises au profit de l'Aile ...

jeudi 1 mai 2008

(premières lignes de) Than Lao

4 - Sous le joug du serpent

- Lou, finalement tu restes sur ta décision ?
- Oui, Berthe, on en a parlé souvent, je n'ai pas réussi à dépasser mon problème.
- Tu sais qu'on a spécialement élargi le passage pour toi ?
- Je m'en doutais.
- Et que tu peux changer d'avis au dernier moment, même si tu n'as pas participé aux travaux ?
- Erreur, Bertie, Lou a participé pour l'évacuation et pour la couverture arrière. Il aurait de toute façon fallu qu'un de nous trois le fasse.
- Merci pour tout. J'ai conscience de l'absurdité de ma position. Sincèrement, je n'y peux rien.
Carlos et Berthe poursuivent calmement leurs préparatifs et moi je contrôle une fois de plus l'état de cette cordelette infiniment précieuse, élément majeur du succès de l'opération, souillée, culottée, apparemment cuite à cœur, pourtant prête à un dernier voyage décisif.
Dans quelques minutes, la nuit va tomber, assez brusquement comme d'habitude en cette saison. Depuis le temps, nous avons eu tout le loisir de le constater.
- Allez, les gars, allez-y, c'est le moment.
Une tape dans le dos pour Carlos, deux petits tops avec le poing dans le creux de l'épaule de Berthe. Sobriété. Émotion retenue.
- Je suis sûr que vous réussirez. Gardez-vous bien.
- Et toi aussi ; tu vas en baver.
- Louis, j'espère qu'on se reverra.
- Et comment !
Nous savons tous les trois qu'il n'y a pas une chance sur mille …
Le ciel est déjà sombre. Carlos prend les devants, Berthe suit, cordelette amarrée au poignet. Deux minutes plus tard, celle-ci tressaille deux fois. Je fixe solidement les deux baluchons à l'extrémité qui me reste en mains, lui imprime à mon tour deux soubresauts et fais basculer les sacs dans le trou.
Avec l'entraînement physique que nous avons subi et toujours entretenu, il me semble qu'ils ont de bonnes chances de réussir. Mais une page se tourne, notre amitié forte est sans doute à mettre dans le placard aux souvenirs.
Je commence par nettoyer et ranger afin de retirer toute trace de l'événement. Puis, je joue un peu de l'harmonica que Berthe m'a laissé, comme nous le faisions parfois en soirée, me mets à dîner sans ménager les bruits de gamelle et de couverts, tout en parlant pour trois.

Le lendemain, j'ai un creux prononcé à l'estomac ; depuis plusieurs jours je leur ai laissé presque tout le riz. Vers dix heures, 'le gros' me remet le pot d'eau et la gamelle de riz pour la journée, en échange du même récipient vidé la veille, je peux me refaire quant à la quantité.
Nous pensions qu'ils seraient recherchés sur la piste est en direction de Yen Baï et la vallée du Fleuve Rouge. Dans ce pays de montagne au relief escarpé, il faut compter large et bien prendre ses repères.
Ils sont convenus de laisser tomber un mouchoir sur cette piste, à quelques kilomètres d'ici, afin de confirmer le cap est-nord-est, puis ils reviendront un peu en arrière et changeront d'axe pour décrocher vers le sud-est, Ba Khe, Ban Pho et Moc Chau, le Laos à cent ou cent vingt kilomètres. Il leur faudra ainsi deux ou trois jours, deux ou trois nuits, en fait, pour rejoindre la frontière par des pistes et routes accidentées, mais praticables et surtout dans une direction où l'on ne songera pas d’emblée à les chercher. De toute façon, chaque jour écoulé avant que leur fuite soit constatée leur donnera un avantage précieux.

Même scénario le deuxième jour. Avant d'entrouvrir la porte au gros, je crie "Ah, les gars, voilà la soupe, je parie que c'est du riz !" et rends une gamelle vidée jusqu'au dernier grain de riz, en riant bêtement.
Les choses se gâtent le troisième jour. Le gros me pose une question que je ne comprends pas. J'y réponds un peu au hasard et pour couper court "Aucun problème. Merci pour le frichti !", tout en bloquant la porte avec mon pied.
Le gros prend la mouche, force l'entrée, découvre ma seule présence et pousse un juron. Me mettant en joue, il me fait reculer jusqu'à la fenêtre, s'avance vers le lit le plus proche et tire la couverture que j'avais laissé pendre jusqu'au sol, imaginant, je suppose, mes deux compagnons cachés sous les lits. Découvrant la terre compactée – je n'ai pu balancer dans le trou qu'une petite partie de ce que nous en avions retiré – il jette un œil vers le tapis sous la table, comprend tout, jure de nouveau et se précipite hors de la cellule.
Je sens que les ennuis vont pleuvoir. Avec soixante-cinq heures d'avance et la fausse piste, les collègues ont quand même une bonne chance de gagner leur pari. Deux minutes plus tard, 'Chef' fait irruption chez moi, sans songer à s'excuser de cette intrusion inhabituelle.

Je l'appelle "Chef" parce que le gros s'adresse toujours à lui avec un vocable très respectueux qui me paraît avoir ce sens. Je suppose qu'un être aussi imbu de son autorité ne supporterait pas qu'un subordonné l'interpelle par son prénom. Il me fait immédiatement attacher les mains, comme si je me préparais à l'agresser, et commence à vociférer. Il me parle en français :
- Où sont, deux autres ?
- Je ne sais pas. Ils ont creusé un tunnel et sont partis.
- Quelle direction … partis ?
Il s'attend sans doute à ce que je le lui dise ! Je me contente de tourner la tête vers le nord-est, comme si je réfléchissais mieux en regardant dans cette direction.
- Sincèrement, je ne sais pas. Il faisait nuit.
Chef se met à invectiver méchamment le gros. Il compense une taille d'un mètre cinquante-cinq en s'exprimant par des glapissements stridents. Ne pouvant parler sans crier, il grimpe toujours dans les registres les plus aigus, même quand tout va bien. En l'occurrence, face à une situation exceptionnelle, il s'étrangle déjà dans les suraigus. Seul un Japonais hystérique pourrait rivaliser avec lui sur ce terrain. Je me mords la lèvre pour ne pas rire, ce qui me vaudrait une mort immédiate, son pistolet restant braqué sur moi depuis son entrée.
- Et quand sont partis ?
- Cette nuit. Je n'ai pas regardé l'heure exactement.
Il ne fait aucun cas de ma remarque précédente, mais j'ai intérêt à faire grand cas de son exaspération.
- Vous me dire quelle heure !
- Tôt ce matin, vers trois heures.
Chef me fixe soudain, intensément, comme s'il découvrait brusquement ma présence. Quelque chose ne colle pas dans mon histoire.
- Vous, pourquoi encore ici ?
- Parce que j'ai décidé de rester.
Pas la peine de compliquer les choses en essayant de lui expliquer que je serais mort de peur à l'idée d'entrer dans un boyau, de risquer de manquer d'air et de ne plus pouvoir respirer. Je l'entends prononcer plusieurs fois le mot ‘du-khit' Qui m’est inconnu, et il me crie seulement :
- Interrogatoire !
Je n'ai que le temps de déjeuner. Pas commode, avec les mains attachées. Je lève un peu les bras et lui fais comprendre mon souhait d'avoir les mains libérées. Son dernier rugissement est à situer à la frontière des ultra sons.
- At-ta-ché !
Il est vrai qu'après deux ans les mains libres, mon refus d'accompagner les fuyards, et tout le village en alerte rouge, il devient impératif de ne plus prendre le moindre risque vis-à-vis d'un prisonnier aussi dangereux que moi.


Sur une couchette. Je suis en sueur. J'émerge doucement. Un peu groggy, un rayon de soleil donne sur moi ; trop de lumière. Quelqu'un se penche, des grosses lunettes. Il dégage de la sympathie, ce type.
- Ah vous voilà réveillé. Comment vous sentez-vous ?
- Plutôt vaseux.
- Vous avez été bien touché. Fièvre, délire, perte de conscience. Le mal est passé, maintenant.
- Mais qu'est-ce que je fais là ?
- Vous sortez de deux semaines d'un état quasi comateux consécutif à la morsure d'un serpent des bananiers. Normalement, la mort était garantie dans les quatre heures.
- Et où suis-je, au juste ? Vous êtes chinois ?
- Dieu merci, non ! Yacho. Je suis vietnamien et vous êtes au Vietnam. Cette fièvre intense a altéré votre mémoire. Ne vous faites aucun souci, je vous aiderai à la retrouver. Le plus dur est passé. Première leçon : vous ne me posez plus de question. Seconde leçon : vous allez vous alimenter.
- C'est curieux, j'ai l'impression de vous avoir déjà entendu, mais je suis incapable de dire quand et où, c'est brouillé.
- Ici et depuis quinze jours. C'est normal, en cas de perte de conscience, il subsiste souvent une certaine perception. C'est un bon signe. Ne faites plus d'effort de mémoire pour le moment, cela reviendra tout seul.
- Savez-vous si mes deux amis ont pu s'en sortir ?
- Je ne vois pas de qui vous parlez.
- Je ne me souviens de rien. Je ne sais même plus qui je suis … Vous disiez que vous allez m'aider ?
- Certainement. Nous commencerons par repêcher les souvenirs de votre première enfance, je vous mettrai en condition et tout finira par se dérouler jusqu'à votre crise. Soyez patient.
- On me connaît, ici ? Sinon vous pourriez appeler l'Ambassadeur ou le Consul de F…
- Encore un mot et je vous endors pour huit jours de plus !

Extrait du roman Than Lao, vendu au profit de "l'Aile", association d'aide aux filles et femmes en détresse