jeudi 1 mai 2008

(premières lignes de) Than Lao

4 - Sous le joug du serpent

- Lou, finalement tu restes sur ta décision ?
- Oui, Berthe, on en a parlé souvent, je n'ai pas réussi à dépasser mon problème.
- Tu sais qu'on a spécialement élargi le passage pour toi ?
- Je m'en doutais.
- Et que tu peux changer d'avis au dernier moment, même si tu n'as pas participé aux travaux ?
- Erreur, Bertie, Lou a participé pour l'évacuation et pour la couverture arrière. Il aurait de toute façon fallu qu'un de nous trois le fasse.
- Merci pour tout. J'ai conscience de l'absurdité de ma position. Sincèrement, je n'y peux rien.
Carlos et Berthe poursuivent calmement leurs préparatifs et moi je contrôle une fois de plus l'état de cette cordelette infiniment précieuse, élément majeur du succès de l'opération, souillée, culottée, apparemment cuite à cœur, pourtant prête à un dernier voyage décisif.
Dans quelques minutes, la nuit va tomber, assez brusquement comme d'habitude en cette saison. Depuis le temps, nous avons eu tout le loisir de le constater.
- Allez, les gars, allez-y, c'est le moment.
Une tape dans le dos pour Carlos, deux petits tops avec le poing dans le creux de l'épaule de Berthe. Sobriété. Émotion retenue.
- Je suis sûr que vous réussirez. Gardez-vous bien.
- Et toi aussi ; tu vas en baver.
- Louis, j'espère qu'on se reverra.
- Et comment !
Nous savons tous les trois qu'il n'y a pas une chance sur mille …
Le ciel est déjà sombre. Carlos prend les devants, Berthe suit, cordelette amarrée au poignet. Deux minutes plus tard, celle-ci tressaille deux fois. Je fixe solidement les deux baluchons à l'extrémité qui me reste en mains, lui imprime à mon tour deux soubresauts et fais basculer les sacs dans le trou.
Avec l'entraînement physique que nous avons subi et toujours entretenu, il me semble qu'ils ont de bonnes chances de réussir. Mais une page se tourne, notre amitié forte est sans doute à mettre dans le placard aux souvenirs.
Je commence par nettoyer et ranger afin de retirer toute trace de l'événement. Puis, je joue un peu de l'harmonica que Berthe m'a laissé, comme nous le faisions parfois en soirée, me mets à dîner sans ménager les bruits de gamelle et de couverts, tout en parlant pour trois.

Le lendemain, j'ai un creux prononcé à l'estomac ; depuis plusieurs jours je leur ai laissé presque tout le riz. Vers dix heures, 'le gros' me remet le pot d'eau et la gamelle de riz pour la journée, en échange du même récipient vidé la veille, je peux me refaire quant à la quantité.
Nous pensions qu'ils seraient recherchés sur la piste est en direction de Yen Baï et la vallée du Fleuve Rouge. Dans ce pays de montagne au relief escarpé, il faut compter large et bien prendre ses repères.
Ils sont convenus de laisser tomber un mouchoir sur cette piste, à quelques kilomètres d'ici, afin de confirmer le cap est-nord-est, puis ils reviendront un peu en arrière et changeront d'axe pour décrocher vers le sud-est, Ba Khe, Ban Pho et Moc Chau, le Laos à cent ou cent vingt kilomètres. Il leur faudra ainsi deux ou trois jours, deux ou trois nuits, en fait, pour rejoindre la frontière par des pistes et routes accidentées, mais praticables et surtout dans une direction où l'on ne songera pas d’emblée à les chercher. De toute façon, chaque jour écoulé avant que leur fuite soit constatée leur donnera un avantage précieux.

Même scénario le deuxième jour. Avant d'entrouvrir la porte au gros, je crie "Ah, les gars, voilà la soupe, je parie que c'est du riz !" et rends une gamelle vidée jusqu'au dernier grain de riz, en riant bêtement.
Les choses se gâtent le troisième jour. Le gros me pose une question que je ne comprends pas. J'y réponds un peu au hasard et pour couper court "Aucun problème. Merci pour le frichti !", tout en bloquant la porte avec mon pied.
Le gros prend la mouche, force l'entrée, découvre ma seule présence et pousse un juron. Me mettant en joue, il me fait reculer jusqu'à la fenêtre, s'avance vers le lit le plus proche et tire la couverture que j'avais laissé pendre jusqu'au sol, imaginant, je suppose, mes deux compagnons cachés sous les lits. Découvrant la terre compactée – je n'ai pu balancer dans le trou qu'une petite partie de ce que nous en avions retiré – il jette un œil vers le tapis sous la table, comprend tout, jure de nouveau et se précipite hors de la cellule.
Je sens que les ennuis vont pleuvoir. Avec soixante-cinq heures d'avance et la fausse piste, les collègues ont quand même une bonne chance de gagner leur pari. Deux minutes plus tard, 'Chef' fait irruption chez moi, sans songer à s'excuser de cette intrusion inhabituelle.

Je l'appelle "Chef" parce que le gros s'adresse toujours à lui avec un vocable très respectueux qui me paraît avoir ce sens. Je suppose qu'un être aussi imbu de son autorité ne supporterait pas qu'un subordonné l'interpelle par son prénom. Il me fait immédiatement attacher les mains, comme si je me préparais à l'agresser, et commence à vociférer. Il me parle en français :
- Où sont, deux autres ?
- Je ne sais pas. Ils ont creusé un tunnel et sont partis.
- Quelle direction … partis ?
Il s'attend sans doute à ce que je le lui dise ! Je me contente de tourner la tête vers le nord-est, comme si je réfléchissais mieux en regardant dans cette direction.
- Sincèrement, je ne sais pas. Il faisait nuit.
Chef se met à invectiver méchamment le gros. Il compense une taille d'un mètre cinquante-cinq en s'exprimant par des glapissements stridents. Ne pouvant parler sans crier, il grimpe toujours dans les registres les plus aigus, même quand tout va bien. En l'occurrence, face à une situation exceptionnelle, il s'étrangle déjà dans les suraigus. Seul un Japonais hystérique pourrait rivaliser avec lui sur ce terrain. Je me mords la lèvre pour ne pas rire, ce qui me vaudrait une mort immédiate, son pistolet restant braqué sur moi depuis son entrée.
- Et quand sont partis ?
- Cette nuit. Je n'ai pas regardé l'heure exactement.
Il ne fait aucun cas de ma remarque précédente, mais j'ai intérêt à faire grand cas de son exaspération.
- Vous me dire quelle heure !
- Tôt ce matin, vers trois heures.
Chef me fixe soudain, intensément, comme s'il découvrait brusquement ma présence. Quelque chose ne colle pas dans mon histoire.
- Vous, pourquoi encore ici ?
- Parce que j'ai décidé de rester.
Pas la peine de compliquer les choses en essayant de lui expliquer que je serais mort de peur à l'idée d'entrer dans un boyau, de risquer de manquer d'air et de ne plus pouvoir respirer. Je l'entends prononcer plusieurs fois le mot ‘du-khit' Qui m’est inconnu, et il me crie seulement :
- Interrogatoire !
Je n'ai que le temps de déjeuner. Pas commode, avec les mains attachées. Je lève un peu les bras et lui fais comprendre mon souhait d'avoir les mains libérées. Son dernier rugissement est à situer à la frontière des ultra sons.
- At-ta-ché !
Il est vrai qu'après deux ans les mains libres, mon refus d'accompagner les fuyards, et tout le village en alerte rouge, il devient impératif de ne plus prendre le moindre risque vis-à-vis d'un prisonnier aussi dangereux que moi.


Sur une couchette. Je suis en sueur. J'émerge doucement. Un peu groggy, un rayon de soleil donne sur moi ; trop de lumière. Quelqu'un se penche, des grosses lunettes. Il dégage de la sympathie, ce type.
- Ah vous voilà réveillé. Comment vous sentez-vous ?
- Plutôt vaseux.
- Vous avez été bien touché. Fièvre, délire, perte de conscience. Le mal est passé, maintenant.
- Mais qu'est-ce que je fais là ?
- Vous sortez de deux semaines d'un état quasi comateux consécutif à la morsure d'un serpent des bananiers. Normalement, la mort était garantie dans les quatre heures.
- Et où suis-je, au juste ? Vous êtes chinois ?
- Dieu merci, non ! Yacho. Je suis vietnamien et vous êtes au Vietnam. Cette fièvre intense a altéré votre mémoire. Ne vous faites aucun souci, je vous aiderai à la retrouver. Le plus dur est passé. Première leçon : vous ne me posez plus de question. Seconde leçon : vous allez vous alimenter.
- C'est curieux, j'ai l'impression de vous avoir déjà entendu, mais je suis incapable de dire quand et où, c'est brouillé.
- Ici et depuis quinze jours. C'est normal, en cas de perte de conscience, il subsiste souvent une certaine perception. C'est un bon signe. Ne faites plus d'effort de mémoire pour le moment, cela reviendra tout seul.
- Savez-vous si mes deux amis ont pu s'en sortir ?
- Je ne vois pas de qui vous parlez.
- Je ne me souviens de rien. Je ne sais même plus qui je suis … Vous disiez que vous allez m'aider ?
- Certainement. Nous commencerons par repêcher les souvenirs de votre première enfance, je vous mettrai en condition et tout finira par se dérouler jusqu'à votre crise. Soyez patient.
- On me connaît, ici ? Sinon vous pourriez appeler l'Ambassadeur ou le Consul de F…
- Encore un mot et je vous endors pour huit jours de plus !

Extrait du roman Than Lao, vendu au profit de "l'Aile", association d'aide aux filles et femmes en détresse

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