dimanche 10 mai 2009

Miroir sans tain

12


Bon ! Eh bien, je vais l'avoir, ce RER de 8 h 22 ! J'ai même … voyons … 1 mn 30 d'avance. Au Vésinet-Centre, il est très exact, la tête de ligne de Saint Germain en Laye étant toute proche. Oui, ma camionnette est provisoirement indisponible.

Je déambule tranquillement sur le quai pour me calmer un peu, suite à l'agitation du matin, la course habituelle du chrono-récupérateur. J'aime bien observer les visages, imaginer les sentiments de leurs propriétaires, constater à quel point les gens qui dialoguent suivent chacun son idée sans écouter l'autre. Mais ici, l'on a affaire à des gens très convenables : on suit son idée sans écouter l’autre, oui, mais on se tait de temps en temps pour qu’il puisse faire pareil. Et moi, de mon côté, je m’adapte à ce microcosme de l'élite, en faisant toujours attention à ne pas dévisager les gens comme un effronté.

Tiens, c'est curieux, le type que je vais croiser, là-bas, j'ai l'impression de l'avoir déjà vu. Mon âge à peu près … pourrait remonter à l'époque des études. En plus, il me regarde comme s'il pensait la même chose. Comme s'il se disait : " ce type ressemble beaucoup à quelqu'un que j'ai vaguement connu ". Moi je dirais plutôt de lui : " ce type ressemble un peu à quelqu'un que j'ai bien connu ". Nuance.

Mon regard s'attarde sur le sien. En oblique, naturellement. Nous allons nous croiser, lui aussi me poursuit d'un coup d'œil latéral qui se prolonge. Sans rien affirmer, je dirais que ses sourcils se sont légèrement haussés. Croisement consommé, sans accident corporel, du fait de l'échange coup d'œil latéral / regard oblique. Mais n'allons pas nous faire des idées pour si peu. Il n'y a vraiment pas matière. Nous avons chacun notre histoire, probablement rien de commun, sinon prendre ce RER dans une minute.

Je me retourne quand même pour jeter un œil sur sa démarche, c'est quelque fois aussi typique qu'un visage, une démarche, surtout si ce visage a bien changé avec les années. Et, à moitié retourné, je vois … qu'il se retourne aussi pour me regarder ! M'en voilà tout retourné. Je décide aussitôt de me retourner complètement et de revenir sur mes pas, pour ne pas avoir l'air de m'être retourné pour lui. Il fait de même, figurez-vous, nous voilà complètement retournés tous les deux.

Pour un peu, ça me ferait rire. D'ailleurs je me demande s'il ne retient pas une esquisse de sourire en regardant dans ma direction, il est encore trop loin pour que j'en sois certain. Nous ralentissons l'allure, tandis que j'entends le train arriver. Comment lever cette ambiguïté, trouver le mot juste qui met les choses au point, la boutade qui dégage en touche avec légèreté ?

Il faudrait déjà que je trouve une bonne raison de m'arrêter à côté de lui et de l'aborder sans que ce soit artificiel. Euréka ! Je m'arrête et consulte ma montre pour faire croire que je contrôle la ponctualité du train qui va s'arrêter juste au moment où mon vis-à-vis arrivera à ma hauteur. Ça marche au poil :
- Bonjour ! Vous allez en direction de Paris § …

J'ai choisi le mode de ' l'investigation neutre ' (§ …), c'est-à-dire ni constatation ni interrogation, juste entre les deux, méthode que j’ai élaborée il y a une trentaine d’années et qui a failli être admise à se présenter au Concours Lépine en 1978. Il faut reconnaître que sur ce quai, on peut difficilement imaginer se diriger vers Tombouctou, ni même vers Saint-Germain en Laye à contre-sens.
- Oui … vous aussi § …

Je vois qu'il maîtrise parfaitement l'investigation neutre, ça fait toujours plaisir de constater la bonne diffusion d'une méthode originale dont on est l’inventeur.
- Après vous …
- Merci !

Je n'ajoute quand même pas " quelle coïncidence ! ", il ne faut pas pousser le bouchon trop loin. Curieusement, le train n'est pas comble, nous pourrions même nous asseoir. Mais, sans nous être consultés, nous restons debout.

Dans le métro, j'ai un truc pour tenir debout sans me casser la figure malgré les mouvements, ceci sans m'accrocher à une barre d'appui : je me mets à 45° de l'axe du train, jambes un peu écartée et les fesses discrètement en appui sur le dossier des sièges. Je découvre qu'il a mis au point une formule similaire, une épaule calée sur un poteau d'appui. Ces techniques créatives nous permettent de montrer que les hommes de qualité ont le pied marin de façon innée et n'ont pas besoin de s'accrocher comme des noyés à une poignée.

Je passe la vitesse supérieure :
- Je me demandais si nous ne nous étions pas déjà rencontrés …
- C'est bien possible. Mais je discerne mal en quelles circonstances.
- Voyons … Cela pourrait éventuellement remonter assez loin …
- Auriez-vous fait par hasard votre service militaire en Algérie ?

Je vois qu'il teste mon âge.
- Oui, en 1962. Vous aussi ?
- Ah non, moi c'était en 1961, en Allemagne.

Nous sommes partis très fort dans les confidences, la décence m'invite à calmer le débat.
- Et, en fait, vous allez souvent à Paris ?
……..
Je fais grâce au lecteur des détails de l'échange qui suit, jusqu'à l'entrée en gare de Nanterre-Université :
- Je vais devoir vous laisser, je prends la correspondance pour Saint Lazare.

Ça tombe bien. Après avoir épuisé le registre des approches préliminaires, je craignais de devoir entrer dans un dialogue plus intime et projetais de descendre dès la Défense pour l'éviter.
- Eh bien je vous souhaite une excellente journée. Peut-être à bientôt § …
- Mais pourquoi pas § …

Il est clair qu'il ne le refuse pas, ce prochain contact. Bien au contraire. Et ce jour-là, ce sera tout différent. Ayant en commun cet événement passé, nous serons d'entrée de jeu en pays de connaissance.
Prêts à de nouvelles aventures !
C'est comme cela que s'écrit l'Histoire de l' Homme …


Note auto biographique extraite du recueil "des risions anthumes", vendu au profit de l'association "l'Aile" qui secoure les enfants en détresse, les filles d'abord

Aucun commentaire: